Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/162

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une arrière-pensée maligne ; personne ne s’y trompa, la générale Stavroguine pas plus que les autres ; néanmoins son assurance ne se démentit point : imperturbable, elle s’approcha de la croix, et, après l’avoir baisée, se dirigea vers la sortie. Son laquais en livrée la précédait pour lui ouvrir un chemin, ce qui, du reste, était inutile, car tous s’écartaient respectueusement devant elle. Mais, arrivée sur le parvis, Barbara Pétrovna dut s’arrêter un instant en face d’un épais rassemblement qui lui barrait le passage. Soudain une créature d’un aspect bizarre, une femme portant sur la tête une rose artificielle, fendit la foule et vint s’agenouiller devant la générale. Celle- ci, qui ne perdait pas facilement sa présence d’esprit, surtout en public, la regarda d’un air sévère et imposant.

Il faut noter que, tout en étant devenue dans ces dernières années fort économe et même avare, Barbara Pétrovna ne laissait pas, à l’occasion de faire l’aumône d’une façon très large. Elle était membre d’une société de bienfaisance établie dans la capitale, et, récemment, lors d’une famine, elle avait envoyé à Pétersbourg cinq cents roubles pour les indigents. Enfin, tout dernièrement, avant la nomination du nouveau gouverneur, elle avait entrepris de créer chez nous un comité de dames charitables, afin de venir en aide aux femmes en couches les plus nécessiteuses de la ville et de la province. Notre société lui reprochait de faire le bien avec trop d’ostentation, mais la fougue de son caractère, jointe à une rare opiniâtreté, avaient presque triomphé de tous les obstacles ; le comité était à peu près organisé, et l’idée primitive prenait des proportions de plus en plus vaste dans l’esprit enthousiasmé de la fondatrice ; déjà elle rêvait d’établir une société semblable à Moscou et d’en étendre l’action dans toute la Russie. Les choses en étaient là, quand tout à coup, Von Lembke fut nommé gouverneur en remplacement d’Ivan Osipovitch. La nouvelle gouvernante ne tarda pas, dit-on, à s’exprimer en termes moqueurs au sujet des visées philanthropiques de Barbara Pétrovna, qui n’étaient, suivant elle, que d’ambitieuses chimères.