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Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/196

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future.

Je signalerai aussi la lettre anonyme qu’elle avait reçue et dont elle avait parlé tout à l’heure en termes si irrités à Prascovie Ivanovna, mais sans en citer le passage principal. Dans cette lettre se trouvait peut-être l’explication de la hardiesse avec laquelle la mère interpella soudain son fils.

— Nicolas Vsévolodovitch, répéta-t-elle en détachant chaque syllabe d’une voix forte où perçait un menaçant défi, — avant de quitter votre place, dites-moi, je vous prie : est-il vrai que cette pauvre créature, cette boiteuse… tenez, regardez-là ! Est- il vrai qu’elle soit… votre femme légitime ?

Je me rappelle très bien ce moment : le jeune homme ne sourcilla pas ; il regarda fixement sa mère, et pas un muscle de son visage ne tressaillit. À la fin, une sorte de sourire indulgent lui vint aux lèvres ; sans répondre un mot, il s’approcha doucement de Barbara Pétrovna, lui prit la main et la baisa avec respect. Dans cette circonstance même la générale subissait à un tel point l’ascendant de son fils qu’elle n’osa pas lui refuser sa main. Elle se borna à attacher ses yeux sur Nicolas Vsévolodovitch, mettant dans ce regard l’interrogation la plus pressante.

Mais il resta silencieux. Après avoir baisé la main de sa mère, il examina de nouveau les personnes qui l’entouraient, puis, sans se hâter, alla droit à Marie Timoféievna. Il est des minutes dans la vie des gens où leur physionomie est fort difficile à décrire. Par exemple, je me souviens qu’à l’approche de Nicolas Vsévolodovitch, Marie Timoféievna, saisie de frayeur, se leva et joignit les mains comme pour le supplier ; mais en même temps, je me le rappelle aussi, dans son regard brillait une joie insensée qui altérait presque ses traits, une de ces joies immenses que l’homme est souvent incapable de supporter… Je ne me charge pas d’expliquer cette coexistence de sentiments contraires, toujours est-il que, me trouvant alors à peu de distance de mademoiselle Lébiadkine, je m’avançai vivement vers elle : je croyais qu’elle allait s’évanouir.

— Votre place n’est pas ici, — lui dit Nicolas Vsévolodovitch