Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/20

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maligne. Quoique Barbara Pétrovna ne l’aimât point, il trouvait pourtant moyen de capter sa bienveillance.

Elle n’aimait pas non plus Chatoff, qui ne fit partie de notre cercle que dans la dernière année. Chatoff était un ancien étudiant, exclu de l’Université à la suite d’une « manifestation ». Dans son enfance, il avait été l’élève de Stépan Trophimovitch. La naissance l’avait fait serf de Barbara Pétrovna ; il était en effet le fils d’un valet de chambre de la générale Stavroguine, et celle-ci l’avait comblé de bontés. Elle ne l’aimait pas à cause de sa fierté et de son ingratitude ; ce qu’elle ne pouvait lui pardonner, c’était de n’être pas venu la trouver aussitôt après son expulsion de l’Université. Elle lui écrivit alors et n’obtint pas même une réponse. Plutôt que de s’adresser à Barbara Pétrovna, il préféra accepter un préceptorat chez un marchand civilisé, et il accompagna à l’étranger la famille de cet homme. À vrai dire, sa position était moins celle d’un précepteur que d’un menin, mais, à cette époque, Chatoff avait un très vif désir de visiter l’Europe. Les enfants avaient aussi une gouvernante : c’était une intrépide demoiselle russe, qui était entrée dans la maison à la veille même du voyage ; on l’avait engagée sans doute parce qu’elle ne demandait pas cher. Au bout de deux mois, le marchand la mit à la porte à cause se de ses « idées indépendantes ». Chatoff suivit la gouvernante et, peu après, l’épousa à Genève. Ils vécurent ensemble pendant trois semaines, puis ils se quittèrent comme des gens qui n’attachent aucune importance au lien conjugal ; d’ailleurs, la pauvreté des deux époux dut être pour quelque chose dans cette prompte séparation. Demeuré seul, Chatoff erra longtemps en Europe, vivant Dieu sait de quoi. On dit qu’il décrotta les bottes sur la voie publique, et que, dans un port de mer, il fut employé comme homme de peine. Il y a un an, nous le vîmes enfin revenir dans notre ville. Il se mit en ménage avec une vieille tante qu’il enterra un mois après. Sa sœur Dacha, élevée comme lui par les soins de Barbara Pétrovna, continuait à habiter la maison de la générale