Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/202

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plus grande place. Et, comme s’il l’eût fait exprès, Nicolas Vsévolodovitch contribua encore par sa manière d’être à exciter cette imagination malade : au lieu de rire, il commença dès lors à témoigner une considération toute particulière à mademoiselle Lébiadkine. Kiriloff était alors à Pétersbourg (c’est un excentrique numéro un, Barbara Pétrovna ; vous le verrez peut-être quelque jour, il est maintenant ici) ; eh bien, ce Kiriloff, qui, d’ordinaire, n’ouvre pas la bouche, se fâcha soudain, et, je m’en souviens, fit observer à Nicolas Vsévolodovitch qu’en traitant cette dame comme une marquise, il portait le dernier coup à sa raison. J’ajoute que Nicolas Vsévolodovitch avait une certaine estime pour ce Kiriloff. Imaginez-vous ce qu’il lui a répondu : « Vous supposez, monsieur Kiriloff, que je me moque d’elle ; détrompez-vous, je la respecte en effet, parce qu’elle vaut mieux que nous tous. » Et si vous saviez de quel ton sérieux cette réponse a été faite ! Pourtant, durant ces deux ou trois mois, il n’adressa jamais la parole à mademoiselle Lébiadkine que pour lui dire _bonjour_ et _adieu_. Moi qui étais là, je me rappelle très bien qu’elle en vint à le considérer comme un amoureux qui n’osait pas l’ »enlever », uniquement parce qu’il avait beaucoup d’ennemis et qu’il rencontrait des obstacles dans sa famille. Ce que l’on riait ! Enfin, lorsque Nicolas Vsévolodovitch dut se rendre ici, il voulut, avant son départ, assurer le sort de cette malheureuse et lui fit une pension annuelle assez importante : trois cents roubles, si pas plus. Bref, mettons que tout cela n’ait été de sa part qu’un caprice, un amusement d’homme blasé, ou même, comme le disait Kiriloff, une étude d’un genre bizarre entreprise par un désoeuvré pour savoir jusqu’où l’on peut mener une femme folle et impotente. Soit, tout cela est possible, mais, au bout du compte, en quoi un homme est-il responsable des fantaisies d’une toquée, surtout, notez-le bien, quand il a tout au plus échangé deux phrases avec elle ? Il est des choses, Barbara Pétrovna, dont on ne peut parler sensément, et c’est même une sottise de les mettre sur