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Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/227

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aurait pu jaser, plutôt parce qu’il ne savait pas retenir sa langue que par esprit de vengeance, car il était sorti alors en proie à une frayeur extrême, et la peur paralyse la rancune. Mais, le lendemain même, Lébiadkine avait brusquement quitté avec sa sœur la maison Philippoff, et l’on ne savait pas ce qu’ils étaient devenus. Chatoff, à qui je voulais demander des nouvelles de Marie Timoféievna, s’était enfermé chez lui, et, pendant ces huit jours, il ne bougea pas de son logement, laissant même en souffrance ses occupations au dehors. Je me rendis à son domicile le mardi et frappai à sa porte. Je n’obtins pas de réponse, mais convaincu, d’après des indices certains, qu’il était chez lui, je cognai une seconde fois. Alors, à ce que je crus remarquer, il sauta en bas de son lit, puis il s’approcha vivement de la porte et me cria de sa voix la plus sonore : « Chatoff est absent ! » Là-dessus je m’en allai.

Tout en craignant de porter un jugement téméraire, Stépan Trophimovitch et moi nous nous arrêtâmes finalement à l’idée que le seul auteur des indiscrétions commises devait être Pierre Stépanovitch ; pourtant ce dernier, dans un entretien qu’il eut peu après avec son père, lui assura qu’il avait trouvé l’histoire dans toutes les bouches, notamment au club et que la gouvernante et son mari la connaissaient déjà jusque dans ses moindres détails. Voici encore un point à noter : le lundi, c’est-à-dire le lendemain, je rencontrai dans la soirée Lipoutine, et il était déjà parfaitement instruit de tout ce qui s’était passé la veille chez Barbara Pétrovna : donc il avait été informé un des premiers.

Nombre de dames (et des plus mondaines) témoignaient aussi quelque curiosité à l’endroit de l’« énigmatique boiteuse », comme on appelait Marie Timoféievna. Plusieurs même désiraient vivement la voir et entrer en rapports avec elle ; les messieurs qui s’étaient hâtés de faire disparaître les Lébiadkine avaient donc agi avec un à-propos incontestable. Mais ce qui tenait le premier rang dans les préoccupations publiques, c’était l’évanouissement d’Élisabeth Nikolaïevna ;