Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

on lui rendit même l’épaulette. Durant tout ce temps, Barbara Pétrovna expédia à la capitale peut-être cent lettres, pleines de supplications et d’humbles prières : le cas était trop exceptionnel pour qu’elle ne rabattît pas un peu de son orgueil. À peine réintégré dans son grade, le jeune homme s’empressa de donner sa démission, mais il ne revint pas à Skvorechniki, et cessa complètement d’écrire à sa mère. On apprit enfin, par voie indirecte, qu’il était encore à Pétersbourg, seulement il ne voyait plus du tout la société qu’il fréquentait autrefois ; on aurait dit qu’il se cachait. À force de recherches, on découvrit qu’il vivait dans un monde étrange ; il s’était acoquiné au rebut de la population pétersbourgeoise, à des employés faméliques, à d’anciens militaires toujours ivres et n’ayant d’autre ressource qu’une mendicité plus ou moins déguisée ; il visitait les misérables familles de ces gens là, passait les jours et les nuits dans d’obscurs taudis, et ne prenait plus aucun soin de sa personne ; apparemment cette existence lui plaisait. Sa mère ne recevait de lui aucune demande d’argent ; il vivait sur le revenu du petit bien que son père lui avait laissé et que, disait-on, il avait affermé à un Allemand de la Saxe. Finalement, Barbara Pétrovna le supplia de revenir auprès d’elle, et le prince Harry fit son apparition dans notre ville. C’est alors que je le vis pour la première fois, auparavant je ne le connaissais que de réputation.

C’était un fort beau jeune homme de vingt-cinq ans, et j’avoue que son extérieur ne répondit nullement à mon attente. Je m’étais figuré Nicolas Vsévolodovitch comme une sorte de bohème débraillé, aux traits flétris par le vice et les excès alcooliques. Je trouvai au contraire en lui le gentleman le plus correct que j’eusse jamais rencontré ; sa mise ne laissait absolument rien à désirer, et ses façons étaient celles d’un monsieur habitué à vivre dans le meilleur monde. Il n’y eut pas que moi de surpris, la ville entière partagea mon étonnement, car chacun chez nous connaissait déjà toute la biographie de M. Stavroguine. Son arrivée mit