Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/307

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— Du reste, quand même il serait un peu honteux de moi, cela ne me ferait rien, car il aura toujours plus de compassion que de honte ; j’en juge, naturellement, d’après le cœur humain. Il sait que c’est plutôt à moi de plaindre ces gens-là qu’à eux d’avoir pitié de moi.

— Vous avez été, paraît-il très blessée de leur manière d’être, Marie Timoféievna ?

— Qui ? Moi ? Non, répondit-elle en souriant avec bonhomie. — Pas du tout. Je vous regardais tous alors ; vous étiez tous fâchés, vous vous disputiez, ils se réunissent et ils ne savent pas rire de bon cœur. Tant de richesses et si peu de gaieté, cela me paraît horrible. Du reste, à présent je ne plains plus personne, je garde pour moi toute ma pitié.

— J’ai entendu dire qu’avec votre frère vous aviez la vie dure avant mon arrivée ?

— Qui est-ce qui vous a dit cela ? C’est absurde. Je suis bien plus malheureuse à présent. Je fais maintenant de mauvais rêves, et c’est parce que vous êtes arrivé. Pourquoi êtes-vous venu ? dites-le, je vous prie.

— Mais ne voulez-vous pas retourner au couvent ?

— Allons, je m’en doutais, qu’il allait encore me proposer cela ! Un beau venez-y voir que votre couvent ! Et pourquoi y retournerai- je ? Avec quoi maintenant y rentrerais-je ? Je suis toute seule à présent ! Il est trop tard pour commencer une troisième vie.

— Pourquoi vous emportez-vous ainsi ? N’avez-vous pas peur que je cesse de vous aimer ?

— Je ne m’inquiète pas du tout de vous. Je crains moi-même de ne plus guère aimer quelqu’un.

Elle eut un sourire de mépris.

— Je dois m’être donné envers _lui_ un tort grave, ajouta-t-elle soudain comme se parlant à elle-même, — seulement voilà, je ne sais pas en quoi consiste ce tort, et c’est ce qui fait mon éternel tourment. Depuis cinq ans je ne cessais de me dire nuit et jour que j’avais été coupable à son égard.