Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/31

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ancien fonctionnaire, avait contracté l’innocente habitude de dire à tout propos d’un ton de colère : « Non, on ne me mène pas par le nez ! » Un jour, au club, dans un groupe composé de gens qui n’étaient pas non plus les derniers venus, il lui arriva de répéter sa phrase favorite. Au même instant, Nicolas Vsévolodovitch qui se trouvait un peu à l’écart et à qui personne ne s’adressait, s’approcha du vieillard, le saisit par le nez, et, le tirant avec force, l’obligea à faire ainsi deux ou trois pas à sa suite. Il n’avait aucune raison d’en vouloir à M. Gaganoff. On aurait pu ne voir là qu’une simple espièglerie d’écolier, espièglerie impardonnable, il est vrai ; cependant les témoins de cette scène racontèrent plus tard qu’au cours de l’opération la physionomie du jeune homme était rêveuse, « comme s’il avait perdu l’esprit ». Mais ce fut longtemps après que cette circonstance revint à la mémoire, et donna à réfléchir. Sur le moment, on ne remarqua que l’attitude de Nicolas Vsévolodovitch dans l’instant qui suivit l’offense faite par lui à Pierre Pavlovitch : il comprenait très bien l’acte qu’il venait de commettre, et, loin d’en éprouver aucune confusion, il souriait avec une gaieté maligne, rien en lui n’indiquait le moindre repentir. L’incident provoqua un vacarme indescriptible. Un cercle, d’où partaient des exclamations indignées, s’était formé autour du coupable. Celui-ci, sans répondre à personne, se contentait d’observer tous ces visages dont les bouches s’ouvraient pour proférer des cris. À la fin, fronçant le sourcil, il s’avança d’un pas ferme vers Gaganoff :

— Vous m’excuserez, naturellement… Je ne sais pas, en vérité, comment cette idée m’est venue tout à coup… une bêtise… murmura-t-il à la hâte d’un air vexé.

Cette façon cavalière de s’excuser équivalait à une nouvelle insulte. Les vociférations redoublèrent. Nicolas Vsévolodovitch haussa les épaules et sortit.

Tout cela était fort bête en même temps que de la dernière inconvenance. Calculé et prémédité, comme à première vue il semblait l’être, l’insolent procédé dont Pierre Pavlovitch