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Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/364

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tout. Le gros moine du couvent de Saint-Euthyme, qui jusqu’à ce jour-là n’avait jamais été oublié, dut cette fois se contenter de voir boire les autres.

— Sémen Iakovlévitch, dites-moi quelque chose ; je désirais depuis longtemps faire votre connaissance, dit avec un sourire et un clignement d’yeux la dame élégante qui avait déclaré qu’il ne fallait pas être difficile en fait de distractions. L’iourodivii ne la regarda même pas. Le propriétaire, agenouillé poussa un profond et bruyant soupir.

— Donnez-lui du thé sucré ! dit soudain Sémen Iakovlévitch en montrant le riche marchand.

Celui-ci s’approcha et vint se placer à côté du propriétaire.

— Encore du sucre à lui ! ordonna le bienheureux après qu’on eût versé le verre de thé. — On obéit. — Encore, encore à lui ! — On remit du sucre à trois reprises. Le marchand but son sirop sans murmurer.

— Seigneur ! chuchota l’assistance en se signant. Le propriétaire poussa un second soupir, non moins profond que le premier.

— Batuchka ! Sémen Iakovlévitch ! cria tout à coup d’une voix dolente mais en même temps très aigre la dame pauvre, que les nôtres avaient écartée du treillage. — Depuis une grande heure, mon bon ami, j’attends un mot de toi. Parle-moi, donne un conseil à l’orpheline.

— Interroge-là, dit Sémen Iakovlévitch au rat d’église. Celui-ci s’avança vers elle.

— Avez-vous fait ce que Sémen Iakovlévitch vous a ordonné la dernière fois ? demanda-t-il à la veuve d’un ton bas et mesuré.

— Que faire avec eux, Sémen Iakovlévitch ? glapit la vieille dame ; — ce sont des anthropophages ; ils portent plainte contre moi devant le tribunal de l’arrondissement ; ils me menacent du sénat : voilà comme ils traitent leur mère !…

— Donne-lui ! dit l’iourodivii en montrant un pain de sucre.

Le jeune garçon s’élança aussitôt vers l’objet indiqué, le prit et l’apporta à la veuve.