Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/378

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— Vous ne m’avez jamais estimé. J’ai pu avoir une foule de faiblesses. Oui, je vous ai grugée ; je parle la langue du nihilisme ; mais vous gruger n’a jamais été le principe suprême de mes actes. Cela est arrivé ainsi, par hasard, je ne sais comment… J’ai toujours pensé qu’entre nous il y avait quelque chose de plus haut que la nourriture, et jamais, jamais je n’ai été un lâche ! Eh bien, je pars pour réparer ma faute ! Je me mets en route tardivement ; l’automne est avancé, le brouillard s’étend sur les plaines, le givre couvre mon futur chemin et le vent gémit sur une tombe qui va bientôt s’ouvrir… Mais en route, en route, partons :

« Plein d’un amour pur,
« Fidèle au doux rêve… »

— Oh ! adieu, mes rêves ! Vingt ans ! Alea jacta est !

Des larmes jaillirent brusquement de ses yeux et inondèrent son visage. Il prit son chapeau.

Je ne comprends pas le latin, dit Barbara Pétrovna, se roidissant de toutes ses forces contre elle-même.

— Qui sait ? peut-être avait-elle aussi envie de pleurer ; mais l’indignation et le caprice l’emportèrent encore une fois sur l’attendrissement.

— Je ne sais qu’une chose, c’est qu’il n’y a rien de sérieux dans tout cela. Jamais vous ne serez capable de mettre à exécution vos menaces, dictées par l’égoïsme. Vous n’irez nulle part, chez aucun marchand, mais vous continuerez à vivre bien tranquillement à mes crochets, recevant une pension et réunissant chez vous, tous les mardis, vos amis, qui ne ressemblent à rien. Adieu, Stépan Trophimovitch.

Alea jacta est ! répéta-t-il ; puis il s’inclina profondément et revint chez lui plus mort que vif.

FIN DU TOME PREMIER.