Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/44

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

forte culotte au club. Mais, avant même de quitter la Suisse, elle avait senti qu’elle ne devait plus lui battre froid à son retour, et, de fait, la punition durait depuis assez longtemps. Déjà fort affligé d’un départ si brusque et si mystérieux, Stépan Trophimovitch avait encore eu bien d’autres contrariétés. Son grand tourment était un engagement pécuniaire considérable auquel il ne pouvait faire face sans recourir à Barbara Pétrovna. De plus, au mois de mai, s’était produit un événement grave : notre bon gouverneur Ivan Osipovitch avait été relevé de ses fonctions, et l’arrivée de son successeur, André Antonovitch Von Lembke, commençait à modifier sensiblement les dispositions de presque toute la société provinciale à l’égard de la générale Stavroguine, et, par suite, de Stépan Trophimovitch. Du moins, celui-ci avait déjà recueilli plusieurs observations désagréables, quoique précieuses, et son inquiétude était grande. Ne l’avait-on pas dénoncé au nouveau gouverneur comme un homme dangereux ? Il tenait de bonne source que certaines de nos dames étaient décidées à ne plus voir Barbara Pétrovna. Quant à la future gouvernante (qu’on n’attendait pas avant l’automne), on répétait, pour l’avoir entendu dire, qu’elle était fière, mais on ajoutait qu’en revanche elle appartenait à la véritable aristocratie, et non à la noblesse de pacotille « comme notre pauvre Barbara Pétrovna ». À en croire les bruits répandus partout, les deux dames s’étaient autrefois rencontrées dans le monde, et il y avait eu entre elles de tels froissements que madame Stavroguine ne pouvait plus entendre parler de madame Von Lembke sans éprouver une sensation maladive. L’air triomphant de Barbara Pétrovna et l’indifférence méprisante avec laquelle elle apprit le revirement de l’opinion publique à son égard remontèrent le moral du craintif Stépan Trophimovitch. Subitement ragaillardi, il se mit à raconter sur le mode humoristique l’arrivée du nouveau gouverneur.

— Vous savez sans aucun doute, excellente amie, commença-t-il en