Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/70

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ment inutile. Tout le nécessaire sera dit et fait, vous n’avez aucun besoin de vous mêler de cela. À quoi bon ? Quel serait votre rôle ? Ne venez pas, n’écrivez pas non plus. Et pas un mot à personne, je vous prie. Je me tairai aussi.

Elle refusa décidément de s’expliquer, et se retira en proie à une agitation visible. Elle avait été frappée, semblait-il, de l’excessif empressement de Stépan Trophimovitch. Hélas ! celui-ci était loin de comprendre sa situation, et n’avait pas encore envisagé la question sous toutes ses faces. Il se mit à faire le rodomont :

— Cela me plaît ! s’écria-t-il en s’arrêtant devant moi et en écartant les bras, — vous l’avez entendue ? Elle fera si bien, qu’à la fin je ne voudrai plus. C’est que je puis aussi perdre patience, et… ne plus vouloir ! « Restez chez vous, vous n’avez pas besoin de venir », mais pourquoi, au bout du compte, faut-il absolument que je me marie ? Parce qu’une fantaisie ridicule lui a passé par la tête ? Mais je suis un homme sérieux, et je puis refuser de me soumettre aux caprices baroques d’une écervelée ! J’ai des devoirs envers mon fils et… envers moi-même ! Je fais un sacrifice, — comprend-elle cela ? Si j’ai consenti, c’est peut- être parce que la vie m’ennuie, et que tout m’est égal. Mais elle peut me pousser à bout, et alors tout ne me sera plus égal : je me fâcherai, et je retirerai mon consentement. Et enfin, le ridicule… Que dira-t-on au club ? Que dira… Lipoutine ? « Il se peut encore que la chose ne se fasse pas », — en voilà une, celle- là ! ça, c’est le comble ! Je suis un forçat, un Badinguet[1], un homme collé au mur !…

À travers ces doléances perçait une sorte de fatuité et d’enjouement. Du reste, nous nous remîmes à boire.

  1. Les mots que nous soulignons sont en français dans le texte.