Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/81

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Tenez, voilà la lettre qu’elle m’a renvoyée hier, non décachetée ; elle est là, sur la table, sous le livre, sous l’_Homme qui rit._ Que m’importent ses tracas au sujet de Ni-ko-lenka ! Je m’en fiche, et je proclame ma liberté. Au diable le Karmazinoff ! Au diable la Lembke ! Les vases, je les ai cachés dans l’antichambre ; le Téniers, je l’ai fourré dans une commode, et je l’ai sommée de me recevoir à l’instant même. Vous entendez, je l’ai sommée ! J’ai fait comme elle, j’ai écrit quelques mots au crayon sur un chiffon de papier, je n’ai même pas cacheté ce billet, et je l’ai fait porter par Nastasia, maintenant j’attends. Je veux que Daria Pavlovna elle-même s’explique avec moi à la face du ciel, ou, du moins, devant vous. Vous me seconderez, n’est-ce pas ? comme ami et témoin. Je ne veux pas rougir, je ne veux pas mentir, je ne veux pas de secrets, je n’en admets pas dans cette affaire ! Qu’on m’avoue tout, franchement, ingénument, noblement, et alors… alors peut-être étonnerai-je toute la génération par ma magnanimité !… Suis-je un lâche, oui ou non, monsieur ? acheva-t-il tout à coup en me regardant d’un air de menace comme si je l’avais pris pour un lâche.

Je l’engageai à boire de l’eau ; je ne l’avais pas encore vu dans un pareil état. Tout en parlant, il courait d’un coin de la chambre à l’autre, mais, soudain, il se campa devant moi dans une attitude extraordinaire.

— Pouvez-vous penser, reprit-il en me toisant des pieds à la tête, — pouvez-vous supposer que moi, Stépan Verkhovensky, je ne trouverai pas en moi assez de force morale pour prendre ma besace, — ma besace de mendiant ! — pour en charger mes faibles épaules et pour m’éloigner à jamais d’ici, quand l’exigeront l’honneur et le grand principe de l’indépendance ? Ce ne sera pas la première fois que Stépan Verkhovensky aura opposé la grandeur d’âme au despotisme, fût-ce le despotisme d’une femme insensée, c’est-à- dire le despotisme le plus insolent et le plus cruel qui puisse exister au monde, en dépit du sourire que mes paroles viennent, je crois, d’amener sur vos lèvres, monsieur !