Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/5

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Ce qui frappait surtout Julie Mikhaïlovna, c’était la taciturnité croissante de son mari, qui, chose singulière, devenait de jour en jour plus dissimulé. Pourtant qu’avait-il à cacher ? Il est vrai qu’il faisait rarement de l’opposition à sa femme, et que la plupart du temps il lui obéissait en aveugle. Ce fut, par exemple, sur les instances de Julie Mikhaïlovna qu’on prit deux ou trois mesures très risquées et presque illégales qui tendaient à augmenter le pouvoir du gouverneur. On fit dans le même but plusieurs compromis fâcheux. On porta pour des récompenses telles gens qui méritaient de passer en jugement et d’être envoyés en Sibérie, on décida systématiquement d’écarter certaines plaintes, de jeter au panier certaines réclamations. Tous ces faits, aujourd’hui connus, furent dus à l’action prédominante de Julie Mikhaïlovna. Lembke non seulement signait tout, mais ne discutait même pas le droit de sa femme à s’immiscer dans l’exercice de ses fonctions. Parfois, en revanche, à propos de « pures bagatelles », il se rebellait d’une façon qui étonnait la gouvernante. Sans doute, après des jours de soumission, il sentait le besoin de se dédommager par de petits moments de révolte. Malheureusement, Julie Mikhaïlovna, malgré toute sa pénétration, ne pouvait comprendre ces résistances inattendues. Hélas ! elle ne s’en inquiétait pas, et il résulta de là bien des malentendus.

Je ne m’étendrai pas sur le chapitre des erreurs administratives, tel n’est pas l’objet que je me suis proposé en commençant cette chronique, mais il était nécessaire de donner quelques éclaircissements à ce sujet pour l’intelligence de ce qui va suivre. Je reviens à Julie Mikhaïlovna.

La pauvre dame (je la plains fort) aurait pu atteindre tout ce qu’elle poursuivait avec tant d’ardeur (la gloire et le reste), sans se livrer aux agissements excentriques par lesquels elle se signala dès son arrivée chez nous. Mais, soit surabondance de poésie, soit effet des longs et cruels déboires dont avait été remplie sa première jeunesse, toujours est-il qu’en changeant de fortune elle se crut soudain