Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/104

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du thé, de la viande, enfin tout ce qu’on voulait, sauf pourtant de l’eau-de-vie. Du reste, on ne les en priait jamais, bien qu’ils se fissent régaler quelquefois.

Pendant plusieurs années, Osip me prépara le même morceau de viande rôtie ; comment il parvenait à la faire cuire, c’était son secret. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que durant tout ce temps, je n’échangeai peut-être pas deux paroles avec lui : je tentai nombre de fois de le faire causer ; mais il était incapable de soutenir une conversation ; il ne savait que sourire et répondre oui et non à toutes les questions. C’était singulier, cet Hercule qui n’avait pas plus d’intelligence qu’un bambin de sept ans.

Souchiloff était aussi du nombre de ceux qui m’aidaient. Je ne l’avais ni appelé ni cherché. Il s’attacha à ma personne de son propre mouvement, je ne me souviens pas même à quel moment. Il avait pour occupation principale de nettoyer mon linge. — Il y avait à cette intention un bassin au milieu de la cour, autour duquel les forçats lavaient leur linge dans des baquets appartenant à l’État. — Souchiloff avait trouvé le moyen de me rendre une foule de petits services ; il faisait bouillir ma théière, courait à droite et à gauche remplir les diverses commissions que je lui confiais ; il me procurait tout ce qu’il me fallait, prenait le soin de faire raccommoder ma veste, graissait mes bottes quatre fois par mois. Il faisait tout cela avec zèle, d’un air affairé, comme s’il sentait quelles obligations pesaient sur lui ; en un mot, il avait tout à fait lié son sort au mien et se mêlait de tout ce qui me regardait. Il n’aurait jamais dit, par exemple : « Vous avez tant de chemises… votre veste est déchirée », mais bien : « Nous avons tant de chemises… notre veste est déchirée. » Il ne voyait de beau que moi, et je crois même que j’étais devenu le but unique de toute sa vie. Comme il ne connaissait aucun métier, il ne recevait d’autre argent que le mien, une misère, bien entendu, et pourtant il était toujours content, quelque somme que je