Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/107

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


Avant que la division particulière fût abolie, beaucoup de gens appartenant au monde officiel, voire même à Pétersbourg, ne se doutaient pas de son existence. Elle se trouvait dans un coin si retiré d’une des contrées les plus lointaines de la Sibérie qu’il était difficile d’en connaître l’existence ; elle était d’ailleurs insignifiante par le nombre des condamnés (de mon temps, il y en avait en tout soixante-dix). J’ai rencontré plus tard des gens qui avaient servi en Sibérie, connaissaient parfaitement ce pays, et qui entendaient parler pour la première fois d’une « division particulière ». Dans le Recueil des Lois, il n’y a en tout que six lignes sur cette institution : « Il est adjoint à la maison de force de … une division particulière pour les criminels les plus dangereux, en attendant que les travaux les plus pénibles soient organisés. » Les détenus eux-mêmes ne savaient rien de cette division particulière ; était-elle perpétuelle ou temporaire ? En réalité, il n’y avait pas de terme fixe, ce n’était qu’un intérim qui devait se prolonger « jusqu’à l’ouverture des travaux les plus pénibles », c’est-à-dire pour longtemps. Ni Souchiloff, ni aucun des condamnés au convoi, ni Mikaïloff lui-même ne pouvaient deviner la signification de ces deux mots. Pourtant Mikaïloff soupçonnait le caractère véritable de cette division ; il en jugeait par la gravité du crime pour lequel on lui faisait parcourir trois ou quatre mille verstes à pied. Certainement, on ne l’envoyait pas dans un endroit où il serait très-bien. Souchiloff devait être colon : que pouvait désirer de mieux Mikaïloff ? — « Ne veux-tu pas te troquer ? » Souchiloff est un peu ivre, c’est un cœur simple, plein de reconnaissance pour son camarade qui le régale, il n’ose lui refuser. Il a du reste entendu dire à d’autres condamnés qu’on peut se troquer, que d’autres l’ont fait, et qu’il n’y a par conséquent rien d’extraordinaire, d’inouï, dans cette proposition. On tombe d’accord ; le rusé Mikaïloff, profitant de la simplicité de Souchiloff, lui achète son nom pour une chemise rouge et un rouble d’argent qu’il lui donne