Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/116

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cela leur est parfaitement indifférent. Débauche pour débauche, risque pour risque, mieux vaut aller jusqu’au bout, voire jusqu’au meurtre. Il n’y a que le premier pas qui coûte ; peu à peu l’homme s’affole, s’enivre, on ne le contient plus. C’est pourquoi il vaudrait mieux ne pas le pousser à de pareilles extrémités. Tout le monde serait plus tranquille.

Oui ! mais comment y arriver ?



VI


LE PREMIER MOIS (Suite).


Lors de mon entrée à la maison de force, je possédais une petite somme d’argent, mais je n’en portais que peu sur moi, de peur qu’on ne me le confisquât. J’avais collé quelques assignats dans la reliure de mon évangile (seul livre autorisé au bagne). Cet évangile m’avait été donné à Tobolsk par des personnes exilées depuis plusieurs dizaines d’années et qui s’étaient habituées à voir un frère dans chaque « malheureux ». Il y a en Sibérie des gens qui consacrent leur vie à secourir fraternellement les « malheureux » ; ils ont pour eux la même sympathie qu’ils auraient pour leurs enfants ; leur compassion est sainte et tout à fait désintéressée. Je ne puis m’empêcher de raconter en quelques mots une rencontre que je fis alors.

Dans la ville où se trouvait notre prison demeurait une veuve, Nastasia Ivanovna. Naturellement, personne de nous n’était en relations directes avec cette femme. Elle s’était donné comme but de son existence de venir en aide à tous les exilés, mais surtout à nous autres forçats. Y avait-il eu dans sa famille un malheur ? une des personnes qui lui étaient chères avait-elle subi un châtiment semblable au nôtre ? je l’ignore ; toujours est-il qu’elle faisait pour nous