Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/121

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ne pouvait pas demander de tâche ; il fallait continuer jusqu’au roulement du tambour, qui annonçait le retour à la maison de force à onze heures du matin.

La journée était tiède et brumeuse, il s’en fallait de peu que la neige ne fondit. Notre bande tout entière se dirigea vers la berge, derrière la forteresse, en agitant légèrement ses chaînes ; cachées sous les vêtements, elles rendaient un son clair et sec à chaque pas. Deux ou trois forçats allèrent chercher les outils au dépôt.

Je marchais avec tout le monde ; je m’étais même quelque peu animé, car je désirais voir et savoir ce que c’était que cette corvée. En quoi consistaient les travaux forcés ? Comment travaillerai-je pour la première fois de ma vie ?

Je me souviens des moindres détails. Nous rencontrâmes en route un bourgeois à longue barbe, qui s’arrêta et glissa sa main dans sa poche. Un détenu se détacha aussitôt de notre bande, ôta son bonnet, et reçut l’aumône, — cinq kopeks, — puis revint promptement auprès de nous. Le bourgeois se signa et continua sa route. Ces cinq kopeks furent dépensés le matin même à acheter des miches de pain blanc, que l’on partagea également entre tous.

Dans mon escouade, les uns étaient sombres et taciturnes, d’autres indifférents et indolents ; il y en avait qui causaient paresseusement. Un de ces hommes était extrêmement gai et content, — Dieu sait pourquoi ! — il chanta et dansa le long de la route, en faisant résonner ses fers à chaque bond : ce forçat trapu et corpulent était le même qui s’était querellé le jour de mon arrivée à propos de l’eau des ablutions, pendant le lavage général, avec un de ses camarades qui avait osé soutenir qu’il était un oiseau kaghane. On l’appelait Skouratoff. Il finit par entonner une chanson joyeuse dont le refrain m’est resté dans la mémoire :

« On m’a marié sans mon consentement,
Quand j’étais au moulin. »