Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/146

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demandais ce qui le poussait à m’interroger précisément sur les livres. Je le regardais à la dérobée pendant ces conversations, comme pour m’assurer s’il ne se moquait pas de moi. Mais non, il m’écoutait sérieusement, avec attention, bien que souvent elle ne fût pas très-soutenue ; cette dernière circonstance m’irritait quelquefois. Les questions qu’il me posait étaient toujours nettes et précises, il ne paraissait jamais étonné de la réponse qu’elles exigeaient… Il avait sans doute décidé une fois pour toutes qu’on ne pouvait me parler comme à tout le monde, et qu’en dehors des livres je ne comprenais rien.

Je suis certain qu’il m’aimait, ce qui m’étonnait fort. Me tenait-il pour un enfant, pour un homme incomplet ? ressentait-il pour moi cette espèce de compassion qu’éprouve tout être fort pour un plus faible que lui ? me prenait-il pour… je n’en sais rien. Quoique cette compassion ne l’empêchât pas de me voler, je suis certain qu’en me dérobant, il avait pitié de moi. — « Eh ! quel drôle de particulier ! pensait-il assurément en faisant main basse sur mon bien, il ne sait pas même veiller sur ce qu’il possède ! » Il m’aimait à cause de cela, je crois. Il me dit un jour, comme involontairement :

— Vous êtes trop brave homme, vous êtes si simple, si simple, que cela fait vraiment pitié : ne prenez pas ce que je vous dis en mauvaise part, Alexandre Pétrovitch, — ajouta-t-il au bout d’une minute ; — je vous le dis sans mauvaise intention.

On voit quelquefois dans la vie des gens comme Pétrof se manifester et s’affirmer dans un instant de trouble ou de révolution ; ils trouvent alors l’activité qui leur convient. Ce ne sont pas des hommes de parole, ils ne sauraient être les instigateurs et les chefs des insurrections, mais ce sont eux qui exécutent et agissent. Ils agissent simplement, sans bruit, se portent les premiers sur l’obstacle, ou se jettent en avant la poitrine découverte, sans réflexion ni crainte ;