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Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/179

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autres forçats firent de même, du reste. Tous les détenus se couchèrent beaucoup plus tôt que de coutume. Les travaux ordinaires furent délaissés ce soir-là ; quant à jouer aux cartes, personne n’aurait même osé en parler. Tout le monde attendait le matin suivant.

Il arriva enfin, ce matin ! De fort bonne heure, avant même qu’il fît jour, on battit la diane, et le sous-officier qui entra pour compter les forçats leur souhaita une heureuse fête. On lui répondit, d’un ton affable et aimable, par un souhait semblable. Akim Akimytch et beaucoup d’autres qui avaient leurs oies et leurs cochons de lait, s’en furent précipitamment à la cuisine, après avoir dit leurs prières à la hâte, pour voir à quel endroit se trouvaient leurs victuailles, et comme on les rôtissait. Par les petites fenêtres de notre caserne, à moitié cachées par la neige et la glace, on voyait dans les ténèbres flamber le feu vif des deux cuisines, dont les six poêles étaient allumés. Dans la cour encore sombre, les forçats, la demi-pelisse jetée sur les épaules ou complètement vêtus, se pressaient du côté de la cuisine. Quelques-uns cependant, — en petit nombre, — avaient réussi à visiter les cabaretiers. C’étaient les plus impatients. Tout le monde se conduisait avec décence, paisiblement, beaucoup mieux qu’à l’ordinaire. On n’entendait ni les querelles, ni les injures habituelles. Chacun comprenait que c’était un grand jour, une grande fête. Des forçats allaient même dans les autres casernes souhaiter une heureuse fête à leurs connaissances. Ce jour-là, il semblait qu’une sorte d’amitié existât entre eux. Je remarquerai en passant que les forçats n’ont presque jamais de liaisons à la maison de force, ni communes, ni particulières ; ainsi il était très-rare qu’un forçat se liât avec un autre, comme dans le monde libre. Nous étions en général durs et secs dans nos rapports réciproques, à quelques rares exceptions près ; c’était un ton adopté une fois pour toutes. Je sortis aussi de la caserne ; il commençait à faire clair ; les étoiles pâlissaient, une légère