Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/184

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pas les invalides, on plaça pourtant des sentinelles pour le cas où le sous-officier arriverait à l’improviste, mais celui-ci s’efforçait de ne rien voir. L’officier de garde fit en tout trois rondes ; les détenus ivres se cachaient vite, les jeux de cartes disparaissaient en un clin d’œil ; je crois qu’au fond il était bien résolu à ne pas remarquer les désordres de peu d’importance. Être ivre n’était pas un méfait ce jour-là. Peu à peu tout le monde fut en gaieté. Des querelles commencèrent. Le plus grand nombre cependant était de sang-froid, en effet il y avait de quoi rire rien qu’à voir ceux qui étaient sortis. Ceux-là buvaient sans mesure. Gazine triomphait, il se promenait d’un air satisfait près de son lit de camp, sous lequel il avait caché son eau-de-vie, enfouie à l’avance sous la neige derrière les casernes, dans un endroit secret ; il riait astucieusement en voyant les consommateurs arriver en foule. Il était de sang-froid et n’avait rien bu du tout, car il avait l’intention de bambocher le dernier jour des fêtes, quand il aurait préalablement vidé les poches des détenus. Des chansons retentissaient dans les casernes. La soûlerie devenait infernale, et les chansons touchaient aux larmes. Les détenus se promenaient par bandes en pinçant d’un air crâne les cordes de leur balalaïka, la touloupe jetée négligemment sur l’épaule. Un chœur de huit à dix hommes s’était même formé dans la division particulière. Ils chantaient d’une façon supérieure avec accompagnement de guitares et de balalaïki. Les chansons vraiment populaires étaient rares. Je ne me souviens que d’une seule, admirablement dite :

Hier, moi jeunesse
J’ai été au festin…

C’est au bagne que j’entendis une variante à moi inconnue auparavant. À la fin du chant étaient ajoutés quelques vers :

Chez moi jeunesse,
Tout est arrangé.
J’ai lavé les cuillers,