Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/205

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la scène, on entend du bruit, un vacarme… Le rideau va se lever. L’orchestre joue… Cet orchestre mérite une mention. Sept musiciens s’étaient placés le long des lits de camp : il y avait là deux violons (l’un d’eux était la propriété d’un détenu ; l’autre avait été emprunté hors de la forteresse ; les artistes étaient des nôtres), trois balalaïki — faites par les forçats eux-mêmes, deux guitares et un tambour de basque qui remplaçait la contre-basse. Les violons ne faisaient que gémir et grincer, les guitares ne valaient rien ; en revanche les balalaïki étaient remarquables. L’agilité des doigts des artistes aurait fait honneur au plus habile prestidigitateur. Ils ne jouaient guère que des airs de danses : aux passages les plus entraînants, ils frappaient brusquement du doigt sur la planchette de leurs instruments : le ton, le goût, l’exécution, le rendu du motif, tout était original, personnel. Un des guitaristes possédait à fond son instrument. C’était le gentilhomme qui avait tué son père. Quant au tambour de basque, il exécutait littéralement des merveilles ; ainsi il faisait tourner le disque sur un doigt ou traînait son pouce sur la peau d’âne, on entendait alors des coups répétés, clairs, monotones, qui soudain se brisaient et rejaillissaient en une multitude innombrable de petites notes sourdes, chuchotantes et rebondissantes. Deux harmonicas se joignirent enfin à cet orchestre. Vraiment, je n’avais jusqu’alors aucune idée du parti qu’on peut tirer de ces instruments populaires, si grossiers : je fus étonné ; l’harmonie, le jeu, mais surtout l’expression, la conception même du motif étaient supérieurement rendus. Je compris parfaitement alors, — et pour la première fois, —la hardiesse souveraine et le fol abandon de soi-même qui se trahissent dans nos airs de danses populaires et dans nos chansons de cabaret. — Le rideau se leva enfin. Chacun fit un mouvement, ceux qui se trouvaient dans le fond se dressèrent sur la pointe des pieds ; quelqu’un tomba de sa bûche ; tous ouvrirent la bouche et écarquillèrent