Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/207

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de n’importe quel pays, et non de vrais moujiks russes ; leur désir de représenter des paysans était trop apparent. — L’émulation excitait Baklouchine, car on savait que le forçat Patsieikine devait jouer le rôle de Kedril dans la seconde pièce ; je ne sais pourquoi, on croyait que ce dernier aurait plus de talent que Baklouchine. Celui-ci souffrait de cette préférence comme un enfant. Combien de fois n’était-il pas venu vers moi ces derniers jours, pour épancher ses sentiments ! Deux heures avant la représentation, il était secoué par la fièvre. Quand on éclatait de rire et qu’on lui criait : — Bravo ! Baklouchine ! tu es un gaillard ! sa figure resplendissait de bonheur, et une vraie inspiration brillait dans ses yeux. La scène des baisers entre Kirochka et Philatka, où ce dernier crie à la fille : « Essuie-toi » et s’essuie lui-même, fut d’un comique achevé. Tout le monde éclata de rire. Ce qui m’intéressait le plus, c’étaient les spectateurs ; tous s’étaient déroidis et s’abandonnaient franchement à leur joie. Les cris d’approbation retentissaient de plus en plus nourris. Un forçat poussait du coude son camarade et lui communiquait à la hâte ses impressions, sans même s’inquiéter de savoir qui était à côté de lui. Lorsqu’une scène comique commençait, on voyait un autre se retourner vivement en agitant les bras, comme pour engager ses camarades à rire, puis faire aussitôt face à la scène. Un troisième faisait claquer sa langue contre son palais et ne pouvait rester tranquille ; comme la place lui manquait pour changer de position, il piétinait sur une jambe ou sur l’autre. Vers la fin de la pièce, la gaieté générale atteignit son apogée. Je n’exagère rien. Figurez-vous la maison de force, les chaînes, la captivité, les longues années de réclusion, de corvée, la vie monotone, qui tombe goutte à goutte pour ainsi dire, les jours sombres de l’automne : — tout à coup on permet à ces détenus comprimés de s’égayer, de respirer librement pendant une heure, d’oublier leur cauchemar, d’organiser un spectacle — et quel spectacle ! qui