Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/224

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pendant quelques minutes ; il crachait le sang. Une sueur froide, causée par son épuisement, perla sur son front déprimé. Si la toux ne l’avait pas empêché de parler, il eût continué à déblatérer, on le voyait à son regard, mais dans son impuissance, il ne put qu’agiter la main… si bien que Tchékounof ne pensa plus à lui.

Je sentais bien que la haine de ce poitrinaire s’adressait plutôt à moi qu’à Tchékounof. Personne n’aurait eu l’idée de se fâcher contre celui-ci ou de le mépriser à cause des services qu’il me rendait et des quelques sous qu’il essayait de me soutirer. Chaque malade comprenait très-bien qu’il ne faisait tout cela que pour se procurer de l’argent. Le peuple n’est pas du tout susceptible à cet endroit-là et sait parfaitement ce qu’il en est. J’avais déplu à Oustiantsef, comme mon thé lui avait déplu ; ce qui l’irritait, c’est que, malgré tout, j’étais un seigneur, même avec mes chaînes, que je ne pouvais me passer de domestique ; et pourtant je ne désirais et ne recherchais aucun serviteur. En réalité, je tenais à faire tout moi-même, afin de ne pas paraître un douillet aux mains blanches, et de ne pas jouer au grand seigneur. J’y mettais même un certain amour-propre, pour dire la vérité. Malgré tout, — je n’y ai jamais rien compris, — j’étais toujours entouré d’officieux et de complaisants, qui s’attachaient à moi de leur propre mouvement et qui finirent par me dominer : c’était plutôt moi qui étais leur valet ; si bien que pour tout le monde, bon gré, mal gré, j’étais un seigneur qui ne pouvait se passer des services des autres et qui faisait l’important. Cela m’exaspérait. Oustiantsef était poitrinaire et partant irascible ; les autres malades ne me témoignèrent que de l’indifférence avec une nuance de dédain. Ils étaient tous occupés d’une circonstance qui me revient à la mémoire : j’appris, en écoutant leurs conversations, qu’on devait apporter ce soir même à l’hôpital un condamné auquel on administrait en ce moment les verges. Les détenus