Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/231

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certain degré ? Il est impossible de tromper les docteurs et de leur faire prendre un détenu bien portant pour un poitrinaire ; c’est là une maladie que l’on reconnaît du premier coup d’œil. Et du reste (disons-le puisque l’occasion s’en présente), les fers peuvent-ils empêcher le forçat de s’enfuir ? Pas le moins du monde. Les fers sont une diffamation, une honte, un fardeau physique et moral, — c’est du moins ce que l’on pense, — car ils ne sauraient embarrasser personne dans une évasion. Le forçat le plus maladroit, le moins intelligent, saura les scier ou briser le rivet à coups de pierre, sans trop de peine. Les fers sont donc une précaution inutile, et si on les met aux forçats comme châtiment de leur crime, ne faut-il pas épargner ce châtiment à un agonisant ?

En écrivant ces lignes, une physionomie se détache vivement dans ma mémoire, la physionomie d’un mourant, d’un poitrinaire, de ce même Mikaïlof qui était couché presque en face de moi, non loin d’Oustiantsef, et qui expira, je crois, quatre jours après mon arrivée à l’hôpital. Quand j’ai parlé plus haut des poitrinaires, je n’ai fait que rendre involontairement les sensations et reproduire les idées qui m’assaillirent à l’occasion de cette mort. Je connaissais peu ce Mikaïlof. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans au plus, de petite taille, mince et d’une très-belle figure. Il était de la « section particulière » et se faisait remarquer par une taciturnité étrange, mais douce et triste : on aurait dit qu’il « avait séché » dans la maison de force, comme s’exprimaient les forçats, qui gardèrent de lui un bon souvenir. Je me rappelle qu’il avait de très-beaux yeux — je ne sais vraiment pourquoi je m’en souviens si bien. Il mourut à trois heures de l’après-midi, par un jour clair et sec. Le soleil dardait ses rayons éclatants et obliques à travers les vitres verdâtres, congelées de notre salle : un torrent de lumière inondait ce malheureux, qui avait perdu connaissance et qui agonisa pendant quelques heures. Dès le matin