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Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/233

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un des détenus dit à demi-voix qu’il ne serait pas mal de fermer les yeux au défunt. Un autre écouta ce conseil, s’approcha en silence de Mikaïlof et lui ferma les yeux ; apercevant sur le coussin la croix qu’on avait détachée du cou, il la prit, la regarda, la remit et se signa. Le visage du mort s’ossifiait ; un rayon de lumière blanche jouait à la surface et éclairait deux rangées de dents blanches et jeunes, qui brillaient entre les lèvres minces, collées aux gencives de la bouche entr’ouverte. Le sous-officier de garde arriva enfin, sous les armes et casque en tête, accompagné de deux soldats. Il s’approcha en ralentissant le pas, incertain ; il examinait du coin de l’œil les détenus silencieux, qui le regardaient d’un air sombre. À un pas du mort, il s’arrêta net, comme cloué sur place par une gêne subite. Ce corps nu et desséché, chargé de ses fers, l’impressionnait : il défit sa jugulaire, enleva son casque (ce qu’il n’avait nullement besoin de faire) et fit un grand signe de croix. C’était une figure sévère, grisonnante, une tête de soldat qui avait beaucoup servi. Je me souviens qu’à côté de lui se trouvait Tchékounof, un vieillard grisonnant lui aussi ; il regardait tout le temps le sous-officier, et suivait tous les mouvements de ce dernier avec une attention étrange. Leurs regards se croisèrent, et je vis que la lèvre inférieure de Tchékounof tremblait. Il la mordit, serra les dents et dit au sous-officier, comme par hasard, avec un mouvement de tête qui lui montrait le mort :

— Il avait pourtant une mère, lui aussi…

Ces mots me pénétrèrent… Pourquoi les avait-il dits, et comment cette idée lui était-elle venue ? On souleva le cadavre avec sa couchette ; la paille craqua, les chaînes traînèrent à terre avec un bruit clair… On les releva et l’on emporta le corps. Brusquement tous parlèrent à haute voix. On entendit encore le sous-officier, déjà dans le corridor, qui criait à quelqu’un d’aller chercher le forgeron. Il fallait déferrer le mort…

Mais j’ai fait une digression hors de mon sujet…