Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/24

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

voyant, il se troubla, comme si je l’avais surpris en flagrant délit. Tout éperdu, il se leva brusquement et me regarda fort étonné. Nous nous assîmes enfin ; il suivait attentivement chacun de mes regards, comme s’il m’eût soupçonné de quelque intention mystérieuse. Je devinai qu’il était horriblement méfiant. Il me regardait avec dépit, et il ne tenait à rien qu’il me demandât : — Ne t’en iras-tu pas bientôt ?

Je lui parlai de notre petite ville, des nouvelles courantes ; il se taisait ou souriait d’un air mauvais : je pus constater qu’il ignorait absolument ce qui se faisait dans notre ville et qu’il n’était nullement curieux de l’apprendre. Je lui parlai ensuite de notre contrée, de ses besoins : il m’écoutait toujours en silence en me fixant d’un air si étrange que j’eus honte moi-même de notre conversation. Je faillis même le fâcher en lui offrant, encore non coupés, les livres et les journaux que je venais de recevoir par la dernière poste. Il jeta sur eux un regard avide, mais il modifia aussitôt son intention et déclina mes offres, prétextant son manque de loisir. Je pris enfin congé de lui ; en sortant, je sentis comme un poids insupportable tomber de mes épaules. Je regrettais d’avoir harcelé un homme dont le goût était de se tenir à l’écart de tout le monde. Mais la sottise était faite. J’avais remarqué qu’il possédait fort peu de livres ; il n’était donc pas vrai qu’il lût beaucoup. Néanmoins, à deux reprises, comme je passais en voiture fort tard devant ses fenêtres, je vis de la lumière dans son logement. Qu’avait-il donc à veiller jusqu’à l’aube ? Écrivait-il, et, si cela était, qu’écrivait-il ?

Je fus absent de notre ville pendant trois mois environ. Quand je revins chez moi, en hiver, j’appris qu’Alexandre Pétrovitch était mort et qu’il n’avait pas même appelé un médecin. On l’avait déjà presque oublié. Son logement était inoccupé. Je fis aussitôt la connaissance de son hôtesse, dans l’intention d’apprendre d’elle ce que faisait son locataire et s’il écrivait. Pour vingt kopeks, elle m’apporta une