Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/284

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— Oui, si on ne les bat pas, on n’arrive à rien, remarqua sentencieusement Tchérévine, en sortant de nouveau sa tabatière. Il prisa longuement, avec des pauses.

— Pourtant, mon garçon, tu as agi très-bêtement. Moi aussi, j’ai surpris ma femme avec un amant. Je la fis venir dans le hangar, je pliai alors un licol en deux et je lui dis : « À qui as-tu juré d’être fidèle ? À qui as-tu juré à l’église, hein ? » Je l’ai rossée, rossée, avec mon licol, tellement rossée et rossée, pendant une heure et demie, qu’à la fin, éreintée, elle me cria : « Je te laverai les pieds et je boirai cette eau ! » On l’appelait Avdotia.



V


LA SAISON D’ÉTÉ.


Avril a déjà commencé ; la semaine sainte n’est pas loin. On se met aux travaux d’été. Le soleil devient de jour en jour plus chaud et plus éclatant ; l’air fleure le printemps et agit sur l’organisme nerveux. Le forçat enchaîné est troublé, lui aussi, par l’approche des beaux jours ; ils engendrent en lui des désirs, des aspirations, une tristesse nostalgique. On regrette plus ardemment sa liberté, je crois, par une journée ensoleillée, que pendant les jours pluvieux et mélancoliques de l’automne et de l’hiver. C’est un fait à remarquer chez tous les forçats : s’ils éprouvent quelque joie d’un beau jour bien clair, ils deviennent en revanche plus impatients, plus irritables. J’ai observé qu’au printemps les querelles étaient plus fréquentes dans notre maison de force. Le tapage, les cris empiraient, les rixes se multipliaient ; durant les heures du travail, on surprenait parfois un regard méditatif, obstinément perdu dans le lointain bleuâtre, quelque part, là-bas, de l’autre côté de l’Irtych, où commençait la plaine incommensurable, fuyant à des centaines de verstes, la