une chanson quelconque, mais si doucement qu’à cinq pas on n’entendait plus rien. Ses traits étaient pour ainsi dire pétrifiés ; il mangeait peu, surtout du pain noir ; jamais il n’achetait ni pain blanc ni eau-de-vie ; je crois même qu’il n’avait jamais eu d’argent, et qu’il n’aurait pas su le compter. Il était indifférent à tout. Il nourrissait quelquefois les chiens de la maison de force de sa propre main, ce que personne ne faisait jamais. (En général le Russe n’aime pas nourrir les chiens.) On disait qu’il avait été marié, deux fois même, qu’il avait quelque part des enfants… Pourquoi l’avait-on envoyé au bagne, je n’en sais rien. Les nôtres croyaient toujours qu’il s’évaderait, mais soit que son heure ne fût pas venue, soit qu’elle fût passée, il subissait sa peine tranquillement. Il n’avait aucunes relations avec l’étrange milieu dans lequel il vivait ; il était trop concentré en lui-même pour cela. Il n’eût pas fallu se fier à ce calme apparent ; et pourtant qu’aurait-il gagné en s’évadant ?
Si l’on compare la vie vagabonde dans les forêts à celle de la maison de force, c’est une félicité paradisiaque. La destinée du vagabond est malheureuse, mais libre du moins. Voilà pourquoi tout prisonnier, en quelque endroit de la Russie qu’il se trouve, devient inquiet avec les premiers rayons souriants du printemps. Tous n’ont pas l’intention de fuir ; par crainte des obstacles et du châtiment possible, il n’y a guère qu’un prisonnier sur cent qui s’y décide, mais les quatre-vingt-dix-neuf autres ne font que rêver où et comment ils pourraient s’enfuir. Avec ce désir, l’idée seule d’une chance quelconque les soulage ; ils se rappellent une ancienne évasion. Je ne parle que des forçats déjà condamnés, car ceux qui n’ont pas encore subi leur peine se décident beaucoup plus facilement. Les condamnés ne s’évadent qu’au commencement de leur réclusion. Une fois qu’ils ont passé deux ou trois ans au bagne, ils en tiennent compte, et conviennent qu’il vaut mieux finir