Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/307

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eu force clients dont il recevait des preuves sonnantes de reconnaissance ; on ne lui connaissait pas de rival. Il agissait en vrai Tsigane, dupait et trompait, car il ne savait pas son métier aussi bien qu’il s’en vantait. Ses revenus avaient fait de lui une espèce d’aristocrate parmi les forçats de notre prison : on l‘écoutait et on lui obéissait, mais il parlait peu, et ne se prononçait que dans les grandes occasions. C’était un fanfaron, mais qui disposait d’une énergie réelle : il était d’âge mûr, très-beau et surtout très-intelligent. Il nous parlait, à nous autres gentilshommes, avec une politesse exquise, tout en conservant une dignité parfaite. Je suis sûr que si on l’avait habillé convenablement et amené dans un club de capitale sous le titre de comte, il aurait tenu son rang, joué au whist, et parlé à ravir en homme de poids, qui sait se taire quand il faut : de toute la soirée personne n’eût deviné que ce comte était un simple vagabond. Il avait probablement beaucoup vu ; quant à son passé, il nous était parfaitement inconnu — il faisait partie de la section particulière. — Sitôt que Iolkine, — simple paysan vieux-croyant, mais rusé comme le plus rusé moujik, — fut arrivé, la gloire vétérinaire de Koulikof pâlit sensiblement. En moins de deux mois, le Sibérien lui enleva presque tous ses clients de la ville, car il guérissait en très-peu de temps des chevaux que Koulikof avait déclarés incurables, et dont les vétérinaires patentés avaient abandonné la cure. Ce paysan avait été condamné aux travaux forcés pour avoir fabriqué de la fausse monnaie. Quelle mouche l’avait piqué de se mêler d’une pareille industrie ? Il nous raconta lui-même en se moquant comment il leur fallait trois pièces d’or authentiques pour en faire une fausse. Koulikof était quelque peu offusqué des succès du paysan, tandis que sa gloire déclinait rapidement. Lui qui avait eu jusqu’alors une maîtresse dans le faubourg, qui portait une camisole de peluche, des bottes à revers, il fut subitement obligé de se faire cabaretier ; aussi tout le