Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/31

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dans la poche des passants ou d’enlever n’importe quoi sur une table. Il aurait pourtant été difficile de dire pourquoi et comment certains détenus se trouvaient à la maison de force. Chacun d’eux avait son histoire, confuse et lourde, pénible comme un lendemain d’ivresse. Les forçats parlaient généralement fort peu de leur passé, qu’ils n’aimaient pas à raconter ; ils s’efforçaient même de n’y plus penser. Parmi mes camarades de chaîne j’ai connu des meurtriers qui étaient si gais et si insouciants qu’on pouvait parier à coup sûr que jamais leur conscience ne leur avait fait le moindre-reproche ; mais il y avait aussi des visages sombres, presque toujours silencieux. Il était bien rare que quelqu’un racontât son histoire, car cette curiosité-là n’était pas à la mode, n’était pas d’usage ; disons d’un seul mot que cela n’était pas reçu. Il arrivait pourtant de loin en loin que par désœuvrement un détenu racontât sa vie à un autre forçat qui l’écoutait froidement. Personne, à vrai dire, n’aurait pu étonner son voisin. « Nous ne sommes pas des ignorants, nous autres ! » disaient-ils souvent avec une suffisance cynique. Je me souviens qu’un jour un brigand ivre (on pouvait s’enivrer quelquefois aux travaux forcés) raconta comment il avait tué et tailladé un enfant de cinq ans : il l’avait d’abord attiré avec un joujou, puis il l’avait emmené dans un hangar où il l’avait dépecé. La caserne tout entière, qui, d’ordinaire, riait de ses plaisanteries, poussa un cri unanime ; le brigand fut obligé de se taire. Si les forçats l’avaient interrompu, ce n’était nullement parce que son récit avait excité leur indignation, mais parce qu’il n’était pas reçu de parler de cela. Je dois dire ici que les détenus avaient un certain degré d’instruction. La moitié d’entre eux, — si ce n’est plus, — savaient lire et écrire. Où trouvera-t-on, en Russie, dans n’importe quel groupe populaire, deux cent cinquante hommes sachant lire et écrire ? Plus tard, j’ai entendu dire et même conclure, grâce à ces données, que l’instruction démoralisait le peuple. C’est une erreur :