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Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/321

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Cette inquiétude perpétuelle, qui se trahissait a peine, mais que l’on remarquait, l’ardeur et l’impatience de leurs espérances involontairement exprimées, mais tellement irréalisables qu’elles ressemblaient à du délire, tout donnait un air et un caractère extraordinaires à cet endroit, si bien que toute son originalité consistait peut-être en ces traits. On sentait en y entrant que hors du bagne, il n’y avait rien de pareil. Ici tout le monde rêvassait ; cela sautait aux yeux ; cette sensation était hyperesthésique, nerveuse, justement parce que cette rêverie constante donnait à la majorité des forçats un aspect sombre et morose, un air maladif. Presque tous, ils étaient taciturnes et irascibles ; ils n’aimaient pas à manifester leurs espérances secrètes. Aussi méprisait-on l’ingénuité et la franchise. Plus les espérances étaient impossibles, plus le forçat rêvasseur s’avouait à lui-même leur impossibilité, plus il les enfouissait jalousement au fond de son être, sans pouvoir y renoncer. En avaient-ils honte ? Le caractère russe est si positif et si sobre dans sa manière de voir, si railleur pour ses propres défauts !…

Peut-être était-ce ce mécontentement de soi-même qui causait cette intolérance dans leurs rapports quotidiens et cette cruauté railleuse pour les autres forçats. Si l’un d’eux, plus naïf ou plus impatient que les autres, formulait tout haut ce que chacun pensait tout bas, et se lançait dans le monde des châteaux en Espagne et des rêves, on l’arrêtait grossièrement, on le poursuivait, on l’assaillait de moqueries. J’estime que les plus acharnés persécuteurs étaient justement ceux qui l’avaient peut-être dépassé dans leurs rêves insensés et dans leurs folles espérances. J’ai déjà dit que les gens simples et naïfs étaient regardés chez nous comme de stupides imbéciles, pour lesquels on n’avait que du mépris. Les forçats étaient si aigris et si susceptibles qu’ils haïssaient les gens de bonne humeur, dépourvus d’amour-propre. Outre ces bavards ingénus, les autres