Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/339

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je conçus alors ce que je devinais mal jusque-là. Je venais de comprendre que jamais je ne serais le camarade des forçats, quand même je serais forçat à perpétuité, forçat de la « section particulière », La physionomie de Pétrof à ce moment-là m’est restée gravée dans la mémoire. Dans sa question : « Allons donc ! êtes-vous nos camarades ? » il y avait tant de naïveté franche, tant d’étonnement ingénu, que je me demandai si elle ne cachait pas quelque ironie, quelque méchanceté moqueuse. Non ! je n’étais pas leur camarade, et voilà tout. Va-t’en à droite, nous irons à gauche : tu as tes affaires à toi, nous les nôtres.

Je croyais vraiment qu’après la rébellion ils nous déchireraient sans pitié, et que notre vie deviendrait un enfer ; rien de pareil ne se produisit : nous n’entendîmes pas le plus petit reproche, pas la moindre allusion méchante. On continua à nous taquiner comme auparavant, quand l’occasion s’en présentait, et ce fut tout. Personne ne garda rancune à ceux qui n’avaient pas voulu se mutiner et qui étaient restés dans la cuisine, pas plus qu’à ceux qui avaient crié les premiers qu’ils ne se plaignaient pas. Personne ne souffla mot sur ce sujet. J’en demeurai stupéfait.



VIII


MES CAMARADES.


Comme on peut le penser, ceux qui m’attiraient le plus, c’étaient les miens, c’est-à-dire les « nobles », surtout dans les premiers temps ; mais des trois ex-nobles russes qui se trouvaient dans notre maison de force ; Akim Akimytch, l’espion A—v et celui que l’on croyait parricide, je ne connaissais qu’Akim Akimytch et je ne parlais qu’à lui seul. À vrai dire, je ne m’adressais à lui qu’en désespoir de cause, dans les moments de tristesse les plus intolérables, quand