Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/35

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major était un être fatal pour les détenus, qu’il avait réduits à trembler devant lui. Sévère à en devenir insensé, il se « jetait » sur eux, disaient-ils ; mais c’était surtout son regard, aussi pénétrant que celui du lynx, que l’on craignait. Il était impossible de rien lui dissimuler. Il voyait, pour ainsi dire, sans même regarder. En entrant dans la prison, il savait déjà ce qui se faisait à l’autre bout de l’enceinte ; aussi les forçats l’appelaient-ils « l’homme aux huit yeux ». Son système était mauvais, car il ne parvenait qu’à irriter des gens déjà irascibles ; sans le commandant, homme bien élevé et raisonnable, qui modérait les sorties sauvages du major, celui-ci aurait causé de grands malheurs par sa mauvaise administration. Je ne comprends pas comment il put prendre sa retraite sain et sauf ; il est vrai qu’il quitta le service après qu’il eut été mis en jugement.)

Le détenu blêmit quand on l’appela. D’ordinaire, il se couchait courageusement et sans proférer un mot, pour recevoir les terribles verges, après quoi, il se relevait en se secouant. Il supportait ce malheur froidement, en philosophe. Il est vrai qu’on ne le punissait qu’à bon escient, et avec toutes sortes de précautions. Mais cette fois, il s’estimait innocent. Il blêmit, et tout en s’approchant doucement de l’escorte de soldats, il réussit à cacher dans sa manche un tranchet de cordonnier. Il était pourtant sévèrement défendu aux détenus d’avoir des instruments tranchants, des couteaux, etc. Les perquisitions étaient fréquentes, inattendues et des plus minutieuses ; toutes les infractions à cette règle étaient sévèrement punies ; mais comme il est difficile d’enlever à un criminel ce qu’il veut cacher, et que, du reste, des instruments tranchants se trouvaient nécessairement dans la prison, ils n’étaient jamais détruits. Si l’on parvenait à les ravir aux forçats, ceux-ci s’en procuraient bien vite de nouveaux. Tous les détenus se jetèrent contre la palissade, le cœur palpitant, pour regarder à travers les fentes. On savait que cette fois-ci,