Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/362

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par la suite. On l’appelait aussi « feu et flamme » ; je crois qu’elle était d’intelligence avec les fugitifs, car Koulikof avait fait des folies pour elle pendant toute une année. Quand on forma les détachements, le matin, nos gaillards s’arrangèrent pour se faire envoyer avec le forçat Chilkine — poêlier-plâtrier de son métier — recrépir des casernes vides que les soldats du camp avaient abandonnées. A—f et Koulikof devaient l’aider à transporter les matériaux nécessaires. Kohler se fit admettre dans l’escorte ; comme pour trois détenus le règlement exigeait deux soldats d’escorte, on lui confia une jeune recrue, auquel il devait apprendre le service en sa qualité de caporal. Il fallait que nos fuyards eussent une bien grande influence sur Kohler pour qu’il se décidât à les suivre, lui, un homme sérieux, intelligent et calculateur, qui n’avait plus que quelques années à passer sous les drapeaux.

Ils arrivèrent aux casernes vers six heures du matin. Ils étaient complètement seuls. Après avoir travaillé une heure environ, Koulikof et A—f dirent à Chilkine qu’ils allaient à l’atelier voir quelqu’un et prendre un outil dont ils avaient besoin. Ils durent user de ruse avec Chilkine et lui conter cela du ton le plus naturel. C’était un Moscovite, poêlier de son métier, rusé, pénétrant, peu causeur, d’aspect débile et décharné. Cet homme qui aurait du passer sa vie en gilet et en cafetan, dans quelque boutique de Moscou, se trouvait dans la « section particulière », au nombre des plus redoutables criminels militaires, après de longues pérégrinations ; ainsi l’avait voulu sa destinée. Qu’avait-il fait pour mériter un châtiment si dur ? je n’en sais rien ; il ne manifestait jamais la moindre aigreur et vivait paisiblement ; de temps à autre, il s’enivrait comme un savetier ; à part cela, sa conduite était excellente. On ne l’avait pas mis dans le secret comme de juste, et il fallait le dérouter. Koulikof lui dit en clignant de l’œil qu’ils allaient chercher de l’eau-de-vie, cachée dans l’atelier