Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/64

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— Un autre en mourrait, lui non ! Il est excessivement robuste, c’est le plus fort de tous les détenus. Sa constitution est si solide que le lendemain il se relève parfaitement sain.

— Dites-moi ! je vous prie, continuai-je en m’adressant au Polonais, voilà des gens qui mangent à part, et qui pourtant ont l’air de m’envier le thé que je bois.

— Votre thé n’y est pour rien. C’est à vous qu’ils en veulent : n’êtes vous pas gentilhomme ? vous ne leur ressemblez pas ; ils seraient heureux de vous chercher chicane pour vous humilier. Vous ne savez pas quels ennuis vous attendent. C’est un martyre pour nous autres que de vivre ici. Car notre vie est doublement pénible. Il faut une grande force de caractère pour s’y habituer. On vous fera bien des avanies et des désagréments à cause de votre nourriture et de votre thé, et pourtant ceux qui mangent à part et boivent quotidiennement du thé sont assez nombreux. Ils en ont le droit, vous, non.

Il s’était levé et avait quitté la table. Quelques instants plus tard ses prédictions se confirmaient déjà…



III


PREMIÈRES IMPRESSIONS (Suite).


À peine M—cki (le Polonais auquel j’avais parlé) fut-il sorti, que Gazine, complètement ivre, se précipita comme une masse dans la cuisine.

Voir un forçat ivre en plein jour, alors que tout le monde devait se rendre au travail, — étant donné la sévérité bien connue du major qui d’un instant à l’autre pouvait arriver à la caserne, la surveillance du sous-officier qui ne quittait pas d’une semelle la prison, la présence des invalides et des factionnaires, — tout cela déroutait les