Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/98

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était écrit dans leurs livres. Ils étaient convaincus qu’ils me feraient un grand plaisir en louant Isou ; quant à Aléi, il était heureux de voir ses frères m’approuver et me procurer ce qu’il estimait être une satisfaction pour moi. Le succès que j’eus avec mon élève en lui apprenant à écrire fut vraiment admirable. Aléi s’était procuré du papier (à ses frais, car il n’avait pas voulu que je fisse cette dépense), des plumes, de l’encre ; en moins de deux mois, il apprit à écrire. Les frères eux-mêmes furent étonnés d’aussi rapides progrès. Leur orgueil et leur contentement n’avaient plus de bornes ; ils ne savaient trop comment me manifester leur reconnaissance. Au chantier, s’il nous arrivait de travailler ensemble, c’était à qui m’aiderait : ils regardaient cela comme un plaisir. Je ne parle pas d’Aléi ; il nourrissait pour moi une affection aussi profonde que pour ses frères. Je n’oublierai jamais le jour où il fut libéré. Il me conduisit hors de la caserne, se jeta à mon cou et sanglota. Il ne m’avait jamais embrassé, et n’avait jamais pleuré devant moi.

— Tu as tant fait pour moi, tant fait ! disait-il, que ni mon père, ni ma mère n’ont été meilleurs à mon égard : « tu as fait de moi un homme, Dieu te bénira ; je ne t’oublierai jamais, jamais… »

Où est-il maintenant ? Où est mon bon, mon cher, cher Aléi ?…

Outre les Circassiens, nous avions encore dans notre caserne un certain nombre de Polonais qui faisaient bande à part ; ils n’avaient presque pas de rapports avec les autres forçats. J’ai déjà dit que grâce à leur exclusivisme, à leur haine pour les déportés russes, ils étaient haïs de tout le monde ; c’étaient des natures tourmentées, maladives. Ils étaient au nombre de six ; parmi eux se trouvaient des hommes instruits, dont je parlerai plus en détail dans la suite de mon récit. C’est d’eux que pendant les derniers temps de ma réclusion, je tins quelques livres. Le premier ouvrage que je lus me fit une impression étrange, pro-