Page:Dostoïevski - Un adolescent, trad. Bienstock et Fénéon, 1902.djvu/20

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

peu déconfit. Mais j’ai insisté. Je me rappelle qu’un jour, dans une conversation où, comme d’ordinaire, il tenait sa partie sur un ton détaché, sa parole eut un glissement, et il me confia que ma mère était une de ces personnes sans défense, qu’on n’aime pas nécessairement, dont on a subitement pitié (pour leur douceur ou pour quelle autre cause?), dont on a pitié pour longtemps. On a pitié et on s’attache... « En un mot, mon cher, il arrive parfois qu’on ne se détache pas. » Voilà ce qu’il m’a dit, et si en effet ce fut ainsi, je suis bien obligé de croire qu’il n’était pas alors le blanc-bec qu’il prétendait. Puis il m’indiqua que ma mère l’avait aimé par « humilité ».

Tout cela je le note, en quelque sorte, à la louange de ma mère... J’ai déclaré que je ne savais rien de son lointain passé. Si. Je sais fort bien l’étroitesse morale du milieu où elle avait vécu, et cette discipline misé­rable à quoi, rompue dès l’enfance, elle s’astreignit toute la vie. Néanmoins le malheur arriva. Et ici, il faut que je précise : à voler dans les nuages, j’ai omis une constatation essentielle, — à savoir que le malheur se situe à l’origine même de leur aventure (j’espère que le lecteur comprendra d’un coup de quoi je veux parler). Rien là qui soit en contradiction avec ce qui précède : car de quoi, ô mon Dieu, et dans l’hypo­thèse même de l’amour le plus irrésistible, de quoi aurait pu parler le Versilov de ce temps-là à la per­sonne qu’était alors ma mère ? J’ai entendu dire que souvent l’homme s’unit à la femme dans un mons­trueux silence. Monstrueux, — non, dans le cas que j’élucide : en dépit qu’il en eût, Versilov ne pouvait, me semble-t-il, commencer autrement avec ma mère. Pouvait-il commencer par lui expliquer Polineka Saxe ? Selon ses propres paroles, ils se cachaient