Page:Dostoïevski - Un adolescent, trad. Bienstock et Fénéon, 1902.djvu/72

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personnelle, c’est-à-dire ma propre liberté, prime tout. Le reste, je m’en moque.

Sottement, je m’emportais.

— Bref, vous préconisez la tranquillité de la vache repue.

— Va pour la vache !... La société veille à la sécurité de ma personne et de mon bien. Je la paye pour ça, sous forme d’impôts. Personne n’a le droit de rien me demander de plus. Incidemment peut-être me plaira-t-il de servir l’humanité, et qui sait si je ne la servirai pas dix fois plus utilement que les plus agiles discoureurs ? Mais je veux que personne n’ose exiger cela de moi, comme on se permet de l’exiger de M. Kraft. Se suspendre au cou des gens pour l’amour de l’humanité, ce n’est qu’une mode. Pourquoi diable dois-je absolument chérir mon prochain, me sacrifier à votre humanité future ? Je ne la verrai jamais, elle m’ignorera, et, dans la suite des siècles (le temps ne fait rien à l’affaire), elle disparaîtra sans laisser de trace sur le bloc glacé qui roulera stupidement dans l’espace en compagnie de millions d’autres blocs de glace. Voilà votre doctrine ! Voulez-vous me dire, pourquoi il faut absolument que je sois reconnaissant, surtout si tout ne dure qu’une minute ?

— Peste! cria la nullité.

J’avais jeté et par moments ânonné tout cela d’une voix hâtive et hargneuse : il me fallait, par ce flux de paroles, décourager un contradicteur possible ou m’étourdir moi-même, car je sentais atrocement grandir en moi la peur de l’objection. Continuant à m’adresser au professeur :

— Précisément... un homme très intelligent disait entre autres choses, qu’il n’est rien de plus ardu que de répondre à la question : « Pourquoi, absolument