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Page:Dostoïevsky - L’Esprit souterrain, trad. Halpérine et Morice, 1886.djvu/8

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part de la faim… Mais l’heure s’avançait, la pluie tombait ; il loua la première chambre venue et en une heure y fut installé. Ce fut pour lui une façon d’ermitage : il y vécut dans un isolement absolu. Deux ans après il était devenu tout à fait sauvage.

Il était devenu sauvage sans s’en douter. Il ne se rendait point compte qu’il y eût une autre existence, extérieure, bruyante, mouvementée, toujours renouvelée et qui vous appelle sans cesse et fatalement vous reprend tôt ou tard. Il ne pouvait sans doute l’ignorer tout à fait, mais il ne savait rien d’elle et ne s’en était jamais soucié. Dès l’enfance il s’était fait un vague isolement intérieur : à cette heure, l’isolement s’était précisé, défini et fortifié par la plus profonde des passions, celle qui épuise toutes les forces vitales sans laisser à des êtres comme Ordinov aucune préoccupation de la banalité pratique de l’existence, cette passion entre toutes inassouvible : la science. Elle minait sa jeunesse comme un poison lent et comme une lente ivresse, détruisait son sommeil, le dégoûtait de la nourriture saine et même de l’air frais qui ne pénétrait jamais dans son étroite retraite. Et