Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/16

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qu’on le comprenne. Et toi, tu verras quelles gens t’entoureront quand tu approcheras du but. Ils tâcheront de regarder avec mépris ce qui s’est élaboré en toi au prix d’un pénible travail, des privations, des nuits sans sommeil. Tes futurs camarades ne t’encourageront pas, ne te consoleront pas. Ils ne t’indiqueront pas ce qui en toi est bon et vrai. Avec une joie maligne ils relèveront chacune de tes fautes. Ils te montreront précisément ce qu’il y a de mauvais en toi, ce en quoi tu te trompes, et d’un air calme et méprisant ils fêteront joyeusement chacune de tes erreurs (comme si quelqu’un était infaillible). Toi, tu es orgueilleux et souvent à tort. Il t’arrivera d’offenser une nullité qui a de l’amour-propre, et alors malheur à toi : tu seras seul et ils seront plusieurs. Ils te tueront à coups d’épingles. Moi-même, je commence à éprouver tout cela. Prends donc des forces dès maintenant. Tu n’es pas encore si pauvre. Tu peux encore vivre ; ne néglige pas les besognes grossières, fends du bois, comme je l’ai fait un soir chez de pauvres gens. Mais tu es impatient ; l’impatience est ta maladie. Tu n’as pas assez de simplicité ; tu ruses trop, tu réfléchis trop, tu fais trop travailler ta tête. Tu es audacieux en paroles et lâche quand il faut prendre l’archet en main. Tu as beaucoup d’amour-propre et peu de hardiesse. Sois plus hardi, attends, apprends, et si tu ne comptes pas sur tes forces, alors va au hasard ; tu as de la chaleur, du sentiment, peut-être arriveras-tu au but. Sinon, va quand même au hasard. En tout cas tu ne perdras rien, si le gain est trop grand. Vois-tu, aussi, le hasard pour nous est une grande chose. »

Efimov écoutait son vieux camarade avec un attendrissement profond. À mesure qu’il parlait, la pâleur quittait ses joues qui se coloraient peu à peu. Ses yeux brillaient d’un feu inaccoutumé de hardiesse et d’espoir. Bientôt cette noble hardiesse se transformait en audace, puis en son effronterie ordinaire, et tandis que B… terminait son exhortation, Efimov ne l’écoutait déjà plus que distraitement et avec impatience.

Cependant il lui serra chaleureusement la main, le remercia et, bientôt, passant de l’humilité profonde et de la tristesse à la présomption et à l’orgueil extrêmes, il pria son ami de ne pas s’inquiéter pour lui, disant qu’il saurait arranger son existence, qu’il espérait trouver bientôt des protections, donner