Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/25

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sous la couverture et n’osant pas éveiller ma mère, de quoi je conclus que j’avais peur d’elle plus que de tout.

Mais dès l’instant où j’ai commencé à avoir conscience de moi, je me suis développée rapidement, d’une manière tout à fait inattendue, et plusieurs impressions, n’ayant rien d’enfantin, sont demeurées pour moi très vivantes. Tout s’éclaira devant moi, tout devint très rapidement compréhensible. L’époque à dater de laquelle je commence à bien fixer mes souvenirs a laissé en moi une impression de laideur et de tristesse. Cette impression ne devait plus s’effacer, s’accentuant au contraire chaque jour. Elle revêtit d’une couleur sombre et étrange toute la période de ma vie chez mes parents, et, en même temps, toute mon enfance. Maintenant il me semble m’être éveillée soudain d’un sommeil profond (bien qu’alors, sans doute, cela ne fût pas pour moi si frappant). Je me trouve dans une grande chambre étouffante, malpropre, au plafond très bas. Les murs sont badigeonnés en gris sale. Dans le coin il y a un énorme poêle russe ; les fenêtres donnent sur la rue ou plutôt sur le toit de la maison d’en face ; elles sont basses et larges comme des fentes. Le rebord de la fenêtre était si haut au-dessus du parquet que je me rappelle qu’il me fallait placer une chaise sur un banc pour l’atteindre, et même ainsi j’arrivais difficilement à la fenêtre où j’aimais tant à rester assise quand il n’y avait personne à la maison.

De notre logement on découvrait la moitié de la ville. Nous vivions sous le toit d’une immense maison de six étages. Tout notre mobilier se composait d’un débris de divan ciré, plein de poussière et d’où sortait le crin, d’une table de bois blanc, de deux chaises, du lit de ma mère, dans un coin, d’une petite armoire, remplie de choses hétéroclites, d’une commode toute penchée d’un côté et d’un paravent de papier déchiré.

Je me rappelle que c’était au crépuscule. Tout était en désordre et éparpillé sur le plancher : des balais, des chiffons, notre vaisselle de bois, une bouteille brisée et je ne sais plus quoi encore. Je me rappelle que ma mère était très émue et pleurait. Mon beau-père était assis dans un coin, avec son veston éternellement déchiré. Il répondait en souriant à ma mère, ce qui la fâchait encore davantage, et alors, de nouveau, tombaient sur le sol balais, vaisselle, etc. Je pleurais, je criais ; je m’étais jetée entre eux, j’étais très effrayée, et je saisis mon