moi, une enfant, pouvais-je comprendre quelque chose à ses malheurs personnels ? Et je les comprenais, bien qu’interprétant tout dans mon imagination et à ma façon. Mais aujourd’hui même je ne puis concevoir comment une pareille impression s’était formée en moi… Peut-être ma mère était-elle trop sévère pour moi et m’étais-je attachée à mon père comme à un être qui, dans mon idée, souffrait comme moi-même ?
J’ai déjà raconté mon premier éveil de mon rêve enfantin, mon premier mouvement dans la vie. Mon cœur se trouva meurtri du premier moment, et mon développement se fit avec une rapidité incroyable, maladive. Je ne pouvais plus me satisfaire de mes seules impressions extérieures. Je commençai à penser, à réfléchir, à observer. Mais cette observation était si prématurée que mon imagination ne pouvait ne point tout refaire à sa manière, si bien que tout d’un coup je me trouvai transportée dans un autre monde, très particulier.
Tout ce qui m’entourait commençait à ressembler à ce conte de fées que mon père me racontait souvent, et que je ne pouvais ne pas prendre pour la vérité. De bizarres conceptions naissaient en moi. Je sentais très bien (et je ne sais pas comment cela s’était fait) que je vivais dans une famille étrange et que mes parents ne ressemblaient pas du tout aux gens qu’il m’arrivait parfois de rencontrer. Pourquoi, pensais-je, pourquoi, vois-je d’autres personnes, qui même extérieurement ne ressemblent pas à mes parents ? Pourquoi avais-je découvert le rire sur d’autres visages, alors que j’étais frappée de ce que chez nous, dans notre coin, on ne riait jamais, on ne s’égayait jamais ? Quelle force, quelle raison me poussait, moi, enfant de neuf ans, à regarder si attentivement autour de moi, à écouter chaque parole de ceux que, par hasard, je rencontrais dans l’escalier ou dans la rue, quand, le soir, mes guenilles protégées par une vieille pèlerine de ma mère, j’allais à l’épicerie, avec de la monnaie de billon, acheter pour quelques kopeks de sucre, de thé ou de pain ?
Je comprenais, je ne me rappelle pas comment, que dans notre taudis habitait un malheur effroyable, éternel. Je me creusais la tête à deviner pourquoi cela, et je ne sais pas quoi m’aidait à y répondre à ma façon. J’accusais ma mère, je la considérais comme le mauvais génie de mon père, et, je le dis de nouveau, je ne comprends pas comment une conception