Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/94

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c’était moi qui l’avais voulu. Nos leçons continuaient, et on me donnait à elle en exemple d’intelligence et de douceur. Mais je n’avais plus l’honneur d’offenser son amour-propre, qui était si chatouilleux que notre bouledogue lui-même, sir John Falstaff, était capable de l’offenser.

Falstaff était sérieux et flegmatique, mais, quand on l’irritait, il devenait féroce comme un tigre, féroce au point de méconnaître le pouvoir de son maître. Un autre trait : il n’aimait personne, mais son ennemi principal était incontestablement la vieille princesse. Je raconterai aussi cette histoire.

L’orgueilleuse Catherine faisait tous ses efforts pour vaincre l’animosité de Falstaff. Il lui était désagréable qu’il y eût dans la maison un être qui méconnût son pouvoir, sa force, qui ne s’inclinât pas devant elle, qui ne l’aimât pas. Aussi avait-elle décidé d’entreprendre Falstaff. Elle voulait dominer sur tout au monde, comment donc Falstaff pouvait-il se dérober à ce sort ? Mais le méchant bouledogue ne cédait pas.

Un jour qu’après le dîner nous étions assises toutes deux, en bas, dans la grande salle, le bouledogue vint se coucher au milieu de la pièce, jouissant paresseusement de son repos d’après dîner. La petite princesse eut soudain l’idée de le soumettre à son pouvoir. Aussitôt elle abandonna son jeu et, sur la pointe des pieds, en appelant Falstaff des noms les plus tendres et en l’invitant de la main, elle commença, prudemment, à s’approcher de lui. Mais Falstaff, déjà de loin, montrait ses terribles dents. Catherine s’arrêta. Son intention était de s’approcher de Falstaff, de le caresser, ce qu’il ne permettait à personne hormis la princesse dont il était le favori, et de le forcer à la suivre.

C’était une entreprise difficile et dangereuse, car Falstaff ne se gênerait pas pour lui arracher la main ou la déchirer, s’il le jugeait nécessaire. Il était fort comme un ours. Je suivais de loin avec inquiétude et crainte le manège de Catherine. Mais il n’était pas facile de la dissuader du premier coup, et même les dents de Falstaff, qu’il montrait très impoliment, n’étaient pas encore un moyen suffisant pour cela. S’étant convaincue qu’on ne pouvait pas l’approcher de prime abord, la petite princesse étonnée fit le cercle autour de son ennemi. Falstaff ne bougeait pas. Catherine fit un second tour beaucoup plus étroit, puis un troisième ; mais quand elle arriva à l’en-