Page:Doyle - Du mystérieux au tragique.djvu/12

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ce qu’elle pensait. Mais en admettant que sir John menât une vie double et douteuse, qui pouvait-elle être, la femme mystérieuse qui lui tenait compagnie dans le cabinet de la vieille tour ? Je savais, pour les avoir vérifiées de mes yeux, la tristesse et la nudité de cette chambre. Certainement, elle n’y vivait pas. Et alors, d’où venait-elle ? Impossible qu’elle fît partie de la maison : Mrs. Stevens exerçait sur tout le personnel une surveillance sévère. C’était bien du dehors que venait la visiteuse : mais comment ?

L’idée me frappa, tout d’un coup, que dans une aussi antique maison devait exister un passage secret datant du Moyen Âge. Il n’est guère de vieux château qui n’ait le sien. Le cabinet de sir John occupait le bas de la tour ; en sorte que, d’après mon hypothèse, le passage devait s’ouvrir dans le parquet. Les alentours immédiats ne manquaient pas de cottages : l’autre extrémité du passage devait avoir son issue au milieu des ronces, dans les taillis voisins. Je ne dis rien à personne ; mais je sentis que je tenais le secret de sir John.

Et plus je m’en persuadai, plus j’admirai la façon dont il dissimulait sa véritable nature. Maintes fois, considérant cet austère visage, je me demandai s’il se pouvait réellement qu’un tel saint eût une double existence, j’essayai de me convaincre que mes soupçons, après tout, manquaient de base. Et pourtant, cette voix féminine, ce rendez-vous clandestin, la nuit, dans la chambre de la tour… comment donner à ces faits une interprétation innocente ? Je conçus de l’horreur pour cet homme. Une hypocrisie aussi foncière, aussi déterminée, m’emplissait de dégoût.

Une seule fois dans l’espace de plusieurs mois, il m’apparut dépouillé du masque impassible et désolé qu’il présentait d’ordinaire à ses semblables. J’entrevis dans une lueur fugitive le volcan qu’il étouffait en lui depuis si longtemps. Il suffit pour cela d’une occasion bien médiocre, d’une colère qu’il prit contre la femme de ménage dont j’ai parlé tout à l’heure, personne d’âge, seule admise à pénétrer dans la chambre mystérieuse. Je suivais le couloir menant à la tour, car j’habitais de ce côté, lorsque, soudain, j’entendis des cris d’épouvante, que dominaient la voix rauque, les grondements inarticulés d’un homme en fureur, pareils aux rugissements d’un fauve. Et je finis par reconnaître la voix de sir John, frémissante de rage : « Vous oseriez ! criait-il, vous oseriez me désobéir ! » Presque aussitôt, la femme de ménage passa devant moi, fuyant le long du couloir, livide et tremblante, tandis que la terrible voix tonnait derrière elle : « Allez vous faire régler par Mrs. Stevens ! Et ne remettez jamais les pieds à Thorpe Place ! » Intrigué au plus haut point, je ne pus me défendre de la suivre. Je la trouvai au tournant du couloir. Elle s’appuyait contre le mur, et le cœur lui sautait dans la poitrine, comme à un lièvre effarouché.

— Qu’y a-t-il, Mrs. Brown ? lui demandai-je.

— C’est le maître… bégaya-t-elle. Ah ! quelle peur il m’a faite ! Si vous aviez vu ses yeux, Monsieur Colmore ! J’ai cru qu’il me tuait !

— Pourquoi cela ?

— Pourquoi, Monsieur ? Mais pour rien. Pour rien qui valût tant de bruit. C’est tout juste si j’avais porté la main sur cette boîte noire qu’il a ; je ne l’avais pas même ouverte. Il entra… et vous avez entendu sa colère ! J’ai perdu ma place. Tant