Page:Doyle - Du mystérieux au tragique.djvu/24

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de billet, ou bien il l’avait perdu. »

À cette laborieuse et plausible hypothèse, la réponse de la police et de la Compagnie fut, premièrement, qu’on n’avait pas trouvé de billet ; deuxièmement, que le train omnibus n’avait escorté l’express sur aucun point de son parcours ; troisièmement, que l’omnibus stationnait en gare de King’s Langley quand l’express l’avait franchie dans un éclair à la vitesse de cinquante milles à l’heure. Ainsi se détruisit la seule explication acceptable, et cinq années se sont passées sans en apporter une autre. Mais voici venir aujourd’hui une déclaration qui, elle, englobe tous les faits, et que l’on doit considérer comme authentique. Elle a pris la forme d’une lettre à l’expert criminel dont j’exposais plus haut le système. Je la cite intégralement, exception faite de deux paragraphes offrant un caractère personnel et servant de préambule :

« Vous m’excuserez si, en ce qui concerne les noms, je me crois tenu à quelque réserve, bien que je n’aie plus pour cela les mêmes motifs qu’il y a cinq ans, alors que ma mère vivait encore. Ils ont fait, ces motifs, que je me suis appliqué jusqu’ici à dépister les soupçons. Mais je vous dois une explication ; car la vôtre était sinon exacte, du moins ingénieuse. Il faut, pour que vous compreniez tout, que je fasse un retour en arrière.

« Ma famille, originaire de Bucks, en Angleterre, émigra aux États-Unis dans ces cinquante dernières années. Elle s’établit dans l’État de New-York, à Rochester, où mon père créa un grand magasin de mercerie. Nous n’étions que deux fils : Édouard et moi, James. J’avais dix ans de plus que mon frère, et quand notre père mourut je fis mon devoir d’aîné en prenant sa place. Mon frère était un garçon ardent et brillant, et l’un des êtres les plus beaux que l’on vit jamais. Malheureusement, il y avait en lui une petite tare ; et, pareille à la moisissure dans le fromage, elle s’étendait, s’étendait, sans que rien en arrêtât les progrès. Ma mère s’en apercevait comme moi ; mais elle continuait de le gâter ; car il savait s’y prendre de telle sorte qu’on ne pouvait rien lui refuser. J’essayai de tout pour le retenir. Alors, il me prit en haine.

« Un beau jour, malgré mes efforts, il en fit à sa tête : il partit pour New-York, où il dégringola rapidement du mauvais au pire. Cela commença par la dissipation et finit par le crime. Au bout d’une année, il était devenu l’un des jeunes aigrefins notoires de la cité. Il s’était lié d’amitié avec le plus fieffé des gredins, une sorte de courtier véreux nommé MacCoy. Tous deux se mirent à vivre du jeu et à fréquenter les premiers hôtels de New-York. Excellent acteur, et capable, s’il l’eût voulu, de se faire un nom au théâtre, mon frère tenait à volonté tous les rôles, — jeune noble anglais, simple gars de l’Ouest, pauvre étudiant, — selon qu’il convenait aux desseins de Sparrow MacCoy. Il eut une fois l’idée de se travestir en jeune fille : il se tira si bien de son personnage, et avec tant de profit, que cela devint bientôt une de leurs occupations favorites. Tammany et la police s’y laissèrent prendre. Et il semblait donc qu’ils ne dussent jamais rencontrer d’obstacle. Car ceci se passait avant la Lexow Commission, en un temps où il suffisait qu’on fût un peu lancé pour faire à peu près tout ce qu’on voulait.

« Et rien ne les eût arrêtés s’ils n’avaient fait que battre les cartes à New-York. Mais ils durent venir