Page:Doyle - Du mystérieux au tragique.djvu/28

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d’Euston Station, et elle avait accidentellement surpris dans la bouche du grand monsieur quelque chose à propos de Manchester. Elle supposait qu’ils se rendaient dans cette ville.

« Un regard sur l’indicateur me montra qu’ils avaient dû prendre le train de cinq heures, bien qu’il y en eût, à quatre heures trente-cinq, un autre qu’ils auraient pu prendre. Je n’eus que juste le temps d’arriver pour le deuxième ; mais ni au dépôt ni dans le train je ne vis trace de l’un ou de l’autre. Ils devaient avoir filé par le train précédent ; et je décidai de les suivre à Manchester, où je les chercherais dans les hôtels. Un suprême appel à Édouard, par tout ce qu’il devait à notre mère, pouvait encore le sauver. J’avais les nerfs tendus à rompre. J’allumai un cigare pour les détendre. Le train allait s’ébranler quand, la portière s’étant ouverte toute grande, j’aperçus MacCoy avec mon frère sur le quai.

« Tous les deux portaient un déguisement, et non sans raison, car ils savaient à leurs trousses la police de Londres. MacCoy avait un grand col d’astrakan relevé, de sorte qu’on ne voyait que son nez et ses yeux. Mon frère avait pris un vêtement de femme, et un voile noir lui masquait à demi le visage. Mais je ne m’y trompai pas une seconde, et ne m’y serais pas trompé même si je n’avais su qu’il avait eu recours d’autres fois à pareil subterfuge. Je bondis sur mes pieds, et MacCoy me reconnut. Il dit quelque chose au moment où le conducteur fermait la portière, et le conducteur les fit passer dans le compartiment voisin. J’essayai, pour les suivre, de retarder le départ. Trop tard : nous étions en marche.

« À l’arrêt de Willesden, je me hâtai de changer de compartiment. Il semble bien que personne ne m’aperçut, ce qui n’a rien d’étonnant, car il y avait affluence dans la gare. MacCoy, naturellement, m’attendait de pied ferme, ayant passé le temps, entre Euston et Willesden, à raffermir le cœur de mon frère et à l’armer contre moi. C’est du moins ce que je suppose, car je n’ai jamais trouvé mon frère aussi rebelle à l’émotion. J’essayai de tous les moyens : je lui représentai l’avenir dans une geôle anglaise et le chagrin de notre mère quand je lui rapporterais des nouvelles ; je lui dis tout ce qui devait lui toucher le cœur. Peine perdue. Il restait là, un sourire de dédain sur son beau visage, tandis que de temps à autre MacCoy me lançait un brocard ou jetait un mot à mon frère pour l’encourager dans ses résolutions.

— « Pourquoi, me disait-il, ne fondez-vous pas une école du dimanche ?

Et s’adressant à mon frère :

— « Il vous considérait comme le petit frère qu’on mène à la baguette ; et voilà qu’il s’aperçoit que vous êtes, tout comme lui, un homme !

« De l’entendre tenir ce langage, il me vint aux lèvres des paroles amères. Nous avions, naturellement, quitté la station de Willesden ; car tout ceci avait pris un certain temps. Je finis par céder à la colère, et mon frère vit de moi un aspect qu’il ne connaissait pas. Sans doute aurais-je dû le lui montrer plus vite — et plus souvent.

— « Un homme ! dis-je. Charmé que votre ami veuille bien m’en donner l’assurance. On ne se douterait guère que vous soyez un homme à vous voir ainsi travesti en petite pensionnaire. Je ne crois pas qu’il y ait au monde une créature plus digne de pitié que vous, tel que vous voilà, dans cet accoutrement de poupée !

« Il rougit, car il était vaniteux de sa personne et craignait le ridicule.