Page:Doyle - Du mystérieux au tragique.djvu/39

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aides s’approcha, tenant un objet de couleur brune, que, même dans mon rêve, je crus vaguement reconnaître : c’était un entonnoir de cuir. Avec une affreuse énergie, il en mit le tuyau… Mais je n’en pus supporter davantage ! Mes cheveux se hérissaient sur ma tête ! Je me mis à me tordre et à me débattre ; tellement que, brisant les liens du sommeil, je réintégrai dans un cri aigu ma vie réelle, et me retrouvai, convulsé d’épouvante, dans l’immense bibliothèque, où, sur le mur opposé à la fenêtre, le clair de lune tendait un capricieux réseau de taches claires et sombres. Ah ! le soulagement que j’éprouvai à me sentir revenu en plein dix-neuvième siècle, évadé d’entre ces voûtes contemporaines du moyen-âge, rentré dans un monde où les hommes avaient un cœur d’homme dans leur poitrine ! Je me dressai sur ma couche, frissonnant de tous mes membres, l’esprit partagé entre l’horreur et la gratitude. Penser que de telles choses se fussent accomplies, eussent jamais pu s’accomplir sans que Dieu frappât de mort les coupables ! La fantaisie d’un songe m’abusait-elle, ou si vraiment quelque chose de pareil était arrivé aux jours noirs et cruels de l’Histoire ? Je plongeai dans mes mains qui tremblaient mes tempes palpitantes. Et soudain, je crus que mon cœur s’arrêtait. Le saisissement ne me laissait plus la force d’émettre un son. Une ombre venait vers moi le long de la chambre obscure. Incapable de raisonner et de prier, je demeurais là comme pétrifié, regardant l’ombre s’approcher à travers la vaste chambre. Elle coupa le chemin blanc frayé par le clair de lune ; et alors je repris haleine : j’avais reconnu Dacre. Son visage me le montrait aussi effrayé que moi.

— Est-ce vous ?… Pour l’amour de Dieu, qu’avez-vous ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Ah ! Dacre, je suis heureux de vous voir ! Je reviens de l’enfer ! L’horrible chose !

— C’est donc bien vous qui avez poussé ce cri ?

— Sans doute.

— Il a secoué la maison et terrifié les domestiques.

Frottant une allumette, il ralluma la lampe.

— Nous pourrions ranimer le feu, ajouta-t-il en jetant des bûches sur les braises. Bon Dieu, mon cher ! mais vous êtes tout pâle ! Viendriez-vous de voir un revenant ?

— Ce n’est pas un revenant que je viens de voir, mais plusieurs !

— L’entonnoir de cuir a donc opéré ?

— Je ne voudrais pas, pour tout l’or du monde, revivre cette nuit infernale.

Dacre ricana.

— Je pensais bien, dit-il, que vous lui devriez une nuit mouvementée. Vous m’avez d’ailleurs revalu cela : un cri comme le vôtre, à deux heures du matin, n’a rien de drôle. J’imagine, d’après vos propos, que vous avez vu toute l’effroyable affaire.

— Quelle effroyable affaire ?

— La torture de l’eau, la « question extraordinaire », comme on disait au bon temps du Roi-Soleil. En avez-vous eu le spectacle jusqu’au bout ?

— Non, Dieu merci ! Je me suis réveillé avant que rien eût effectivement commencé.

— Autant vaut-il pour vous. Moi, pour mon compte, je suis allé jusqu’au troisième baquet. Ah ! c’est de l’histoire ancienne ! Tous les acteurs du drame sont aujourd’hui dans la tombe. Comment nous les retrouvons ici, voilà ce qu’il faudrait sa-