Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/23

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me voyais face à face avec l’armée ennemie prête à nous attaquer, et je dirai même, poursuivit-il d’une voix subitement émue, pendant tout le temps que je suis resté dans cet affreux pays d’Afghanistan, j’avais toujours présente à la mémoire la chère figure de la petite fille que j’avais laissée en Angleterre.

— Vraiment ? murmurai-je.

— Oui, reprit Jack, vous étiez toujours dans mon cœur ; et puis, quand je suis revenu, je me suis aperçu que vous n’étiez plus une petite fille. J’ai retrouvé à la place une charmante demoiselle, Nell, et alors je me suis pris à me demander si vous aviez oublié les beaux jours d’autrefois.

Jack, dans son enthousiasme, devenait positivement poétique. Tout en causant, il avait peu à peu relâché les rênes et laissé le vieux poney faire à sa guise ; aussi ce dernier n’avait-il pas tardé à admirer le paysage.

— Écoutez-moi bien, Nell, dit Jack en frissonnant comme quelqu’un qui est sur le point de tirer le cordon de sa douche, une des choses que l’on apprend, quand on fait campagne, c’est à s’emparer de ce qui vous semble bon dès qu’on l’aperçoit, et à ne jamais barguigner, car on ne sait jamais si un autre ne fera pas main basse dessus pendant qu’on réfléchit.

« Cette fois, ça y est », pensai-je avec désespoir, « et il n’y aura pas de fenêtre par où s’enfuir après qu’il aura fait le plongeon. »

— Croyez-vous, Nell, continua Jack, que vous pourriez éprouver suffisamment d’affection pour moi pour vous associer définitivement à ma vie ? Consentiriez-vous à devenir ma femme, Nell ?

Il n’avait même pas sauté à bas du cabriolet.

Au contraire, il demeurait là, me regardant avec ses grands yeux gris, pleins d’anxiété, tandis que le poney s’en allait d’un pas indolent, s’arrêtant de temps à autre pour brouter les fleurs sauvages qui croissaient sur le bord de la route. Il était évidemment bien résolu à m’arracher une réponse. Je ne sais trop comment cela se fit, mais en baissant les yeux il me sembla voir une figure pâle et timide me regardant du fonds de la pénombre, et entendre la voix de Sol me déclarant son amour. Pauvre garçon, il avait du moins été le premier, lui !

— Est-ce oui, Nell ? insista Jack.

— Je vous aime beaucoup, Jack, répondis-je en le regardant nerveusement, mais (comme sa figure changea en entendant ce seul monosyllabe), je ne crois pas que je vous aime suffisamment pour cela. Et puis, voyez-vous, je suis si jeune. Je devrais être flattée, assurément, de la proposition que vous me faites ; mais ce n’est pas possible ; il faut que vous renonciez à cette idée-là.

— Alors, c’est un refus ? me demanda Jack, en devenant un peu pâle.

— Pourquoi donc n’allez-vous pas plutôt demander la main d’Elsie ! m’écriai-je avec désespoir. Pourquoi faut-il que ce soit moi que vous veniez trouver tous ?

— Je me fiche pas mal d’Elsie, maugréa Jack, en cinglant le poney d’un coup de fouet rageur, qui stupéfia plutôt cet indolent quadrupède. Et d’abord, qu’entendez-vous par « tous », Nell ?

Point de réponse.

— Je vois d’où le vent souffle, reprit Jack avec amertume ; j’avais déjà remarqué aussi, depuis mon arrivée, que votre cousin était continuellement pendu après vous. Vous êtes fiancée avec lui.

— Ce n’est pas vrai, ripostai-je.

— Tant mieux, alors ! s’écria Jack avec conviction. Il me reste de l’espoir. Vous finirez peut-être, avec le temps, par revenir sur votre résolution première. Dites-moi, Nelly, est-ce que, vraiment, vous vous sentez de l’affection pour cet imbécile d’étudiant en médecine ?

— Ce n’est pas un imbécile, protestai-je avec indignation, et, dans tous les cas, je me sens certainement autant d’affection pour lui que j’en éprouverai jamais pour vous.

— Cela n’implique pas nécessairement que vous en ayez beaucoup pour lui, répondit Jack d’un ton maussade.

Et nous n’échangeâmes plus un seul mot jusqu’au moment où les appels de Bob et de M. Cronin nous avertirent que nous avions rejoint le reste de la bande.

Si le pique-nique fut réussi, c’est uniquement grâce à M. Nicholas Cronin. Sur les quatre cavaliers qui nous escortaient, on en comptait trois qui étaient amoureux. C’était beaucoup, et il lui fallut déployer tout son zèle pour qu’on ne s’aperçût pas trop de la distraction des autres. Bob semblait n’avoir d’yeux que pour les charmes de mlle {{{2}}} ; la pauvre Elsie était délaissée par tout le monde, et mes deux admirateurs passaient leur temps à se regarder en chiens de faïence ou à me lancer des œillades amoureuses. Mais M. Cronin trouvait le temps d’obvier à tous ces inconvénients et de se rendre agréable à tous en se montrant aussi plein d’exubérance lorsqu’il s’agissait de visiter les ruines que lorsqu’il fallait déboucher les bouteilles.

Cousin Sol avait l’air tout triste et tout désemparé. Il s’imaginait sans doute que Jack et moi nous nous étions entendus pour effectuer le trajet en voiture tout seuls. Toutefois, c’était plutôt du chagrin que de la colère qu’on lisait dans ses yeux, tandis que Jack était d’une mauvaise humeur manifeste. C’est cette raison même qui me fit choisir mon cousin pour compagnon pendant la promenade à travers bois qui suivit notre déjeuner. Jack s’était donné dernièrement des airs conquérants et dominateurs qui ne me plaisaient pas du tout, et dont je voulais le corriger une bonne fois. Je lui en voulais aussi de ce qu’il avait paru froissé de mon refus, et de ce qu’il avait cherché à dénigrer ce pauvre Sol en son absence. Cela ne veut pas dire que j’avais plus d’inclination pour Sol que pour Jack. À la vérité, je ne les aimais pas plus l’un que l’autre ; seulement, étant toute jeune encore, j’avais des idées de droiture si arrêtées que cela me révoltait de voir l’un des deux prendre sur l’autre ce que je considérais comme un avantage déloyal.

Sol se montra légèrement surpris de voir que je le choisissais comme cavalier servant, mais il accepta ma proposition avec reconnaissance.

— Alors, je ne vous ai pas encore perdue, Nell ? me demanda-t-il tandis que nous obliquions parmi les gros troncs d’arbres et que nous entendions les voix du reste de la bande s’éloigner et devenir moins distinctes.

— Personne ne peut me perdre, lui répondis-je, car personne ne m’a gagnée jusqu’à présent. Pour l’amour du ciel, qu’il ne soit plus question de cela ! Pourquoi donc ne me parlez-vous plus gentiment, en bon camarade, comme il y a deux ans, au lieu de prendre des allures si sentimentales ?

— Vous le saurez un jour, pourquoi, répliqua mon cousin d’un ton plein de reproche. Attendez un peu que vous soyez amoureuse pour votre compte, Nell, et vous verrez ce que c’est.

Je reniflai d’un air incrédule.

— Asseyez-vous ici, Nell, reprit l’étudiant en m’attirant vers un petit talus couvert de mousse et de framboisiers sauvages, et en se perchant lui-même sur une souche d’arbre, à côté de moi. Maintenant, je vous demanderai tout bonnement de répondre à une ou deux questions que je vais vous poser, et après cela, ce sera fini, je ne vous ennuierai plus.

Je m’assis avec résignation, les mains sur les genoux.

— Êtes-vous fiancée avec le lieutenant Hawthorne ?

— Non ! répondis-je avec force.