Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/25

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tous ensemble. Mais bientôt, entendant que la galopade des sabots de corne se rapprochait de lui de plus en plus, il accéléra tellement le pas que, pour finir, il prit ses jambes à son cou, son chapeau envolé, les basques de sa jaquette flottant au vent, cherchant à se mettre à l’abri le plus vite possible. Son adversaire n’était plus qu’à dix pas derrière lui, et certes, si toute la cavalerie d’Ayoub Khan avait été à ses trousses, il n’aurait pu faire preuve d’une plus grande précipitation.

Malgré la hâte avec laquelle il courait, le taureau courait plus vite encore, et ce fut presque en même temps que, tous les deux, ils atteignirent la haie. Nous vîmes Jack s’y enfoncer résolument, et l’instant d’après il ressortit de l’autre côté comme un boulet de canon, ce pendant que le taureau lançait une série de meuglements de triomphe à travers la brèche qu’il avait faite. Ce fut un vif soulagement pour nous de voir que Jack se relevait piteusement, mais indemne, et s’en allait vers le château sans oser se retourner.

Deux jours après le pique-nique devait avoir lieu notre grande loterie du Derby. C’était une cérémonie annuelle à laquelle on ne manquait jamais au château de Hatherley, et parmi les hôtes et les voisins, il se trouvait en général autant d’amateurs de billets que de chevaux prenant part à la course.

— Mesdames, messieurs, la loterie est pour ce soir, annonça Bob en sa qualité de chef de famille. L’inscription est fixée à dix shillings. Le second recevra un quart de la poule, et le troisième aura sa mise remboursée. Il est interdit de prendre plus d’un billet ainsi que de revendre le sien après l’avoir pris. Le tirage aura lieu à sept heures.

Tout cela fut débité par Bob sur un ton officiel et pompeux, mais l’effet qu’il avait cherché à produire fut quelque peu gâté par le sonore : « Amen ! » lancé par l’incorrigible M. Cronin.

Je vais être maintenant forcée d’abandonner pour quelque temps le style personnel de mon récit. Jusqu’à présent, mon historiette a été composée simplement d’extraits détachés de mon journal intime, mais arrivée à ce point, il me faut rapporter ici une scène dont je n’eus connaissance que plusieurs mois plus tard.

Le lieutenant Hawthorne, ou Jack, comme je ne puis faire autrement que de l’appeler, avait fait preuve de beaucoup de calme depuis son aventure avec le taureau et s’abandonnait maintenant à d’interminables rêveries. Or, par un effet du hasard, il se trouva que, le jour de la loterie, M. Solomon Barker entra, après déjeuner, dans le fumoir et découvrit le lieutenant assis sur un divan et en train de fumer dans un magnifique isolement. Battre en retraite eût été de la poltronnerie ; l’étudiant s’assit donc sans mot dire et se mit à feuilleter les pages du Graphic.

Les deux rivaux sentirent tous deux que la situation était des plus embarrassantes. Ils s’étaient depuis longtemps appliqués l’un et l’autre à s’éviter tant qu’ils pouvaient, et c’est pourquoi ils éprouvaient une telle gêne à se trouver face à face à l’improviste, sans tierce personne susceptible de leur servir de tampon.

Le silence finit par devenir intolérable. Le lieutenant bâillait, toussait avec une nonchalance exagérée, et cherchait à se donner l’air absorbé par la lecture de son journal. Une fois, Sol releva le nez vers son compagnon, mais justement ce dernier était en train d’en faire autant, de sorte que, simultanément, tous deux parurent prendre un intérêt des plus vifs au dessin de la corniche.

« À quoi bon lui faire la tête ? », pensa Sol en lui-même. « Après tout, je ne demande qu’une chose, c’est que tout se passe loyalement. Il va sans doute me rabrouer, mais n’importe, tâchons quand même de l’aborder. »

Sol avait justement laissé éteindre son cigare ; c’était là une trop belle occasion pour la laisser échapper.

— Auriez-vous l’obligeance de me donner une allumette, lieutenant ? pria-t-il.

Le lieutenant était désolé, tout à fait désolé, mais il n’avait pas d’allumettes sur lui.

Mauvaise entrée en matière, par conséquent. Néanmoins, M. Solomon Barker, comme beaucoup de timides, devenait l’audace incarnée dès que la glace était rompue. Il ne voulait plus de bisbilles, ni de méprises dorénavant. C’était l’heure où jamais d’arriver à un arrangement définitif. Il traîna donc son fauteuil à l’autre bout de la pièce, et vint se planter devant le soldat, que cette manœuvre étonna profondément.

— Vous êtes amoureux de Mlle Nelly Montague, lui fit-il observer.

Jack bondit sur ses pieds avec la même précipitation que si le taureau du fermier Brown était entré par la fenêtre.

— Et quand je le serais, monsieur, dit-il en tordant sa moustache brune, en quoi cela vous concerne-t-il ?

— Ne vous emballez pas, répondit Sol. Reprenez votre place et causons tranquillement. Moi aussi, je suis amoureux d’elle.

— Cela revient à dire que nous sommes tous deux amoureux d’elle, poursuivit Sol en ponctuant ses paroles du bout de son index.

— Eh bien, et après ? J’imagine que c’est le meilleur de nous deux qui remportera la victoire, et que Mlle Montague est bien de taille à fixer son choix elle-même. Vous n’avez pas la prétention, je pense, d’exiger que je me retire de la course sous prétexte que vous ambitionnez le prix ?

— C’est justement cela, s’écria Sol. Il faudra que l’un de nous deux se retire. Vous avez mis le doigt sur l’idée juste. Vous comprenez : Nelly… (Mlle Montague, veux-je dire…) a, autant qu’il m’est permis d’en juger, plus d’inclination pour vous que pour moi, mais je lui inspire, d’autre part, assez d’inclination pour qu’elle ne veuille pas me peiner en m’opposant un refus catégorique.

— La franchise m’oblige à reconnaître, dit Jack d’un ton conciliant cette fois, que Nelly (Mlle Montague, veux-je dire…) a plus d’inclination pour vous que pour moi ; mais qu’elle en a néanmoins suffisamment à mon égard, comme vous le constatez vous-même, pour ne pas me préférer ouvertement mon rival en ma présence.

— Je ne crois pas que vous ayez raison, repartit l’étudiant. Je suis même sûr que vous avez tort ; car elle-même me l’a confié. Toutefois, ce que vous me dites nous aidera à nous entendre comme je souhaite que nous y parvenions. Il est bien évident que tant que nous nous montrerons tous les deux également épris d’elle, nous ne pourrons avoir l’espoir de la conquérir.

— C’est assez juste, reconnut le lieutenant après avoir réfléchi ; mais alors, que proposez-vous ?

— Je propose que l’un de nous se retire, pour employer l’expression dont vous vous êtes servi.

— Mais lequel se retirera ? — demanda Jack.

— Ah, voilà la question.

La situation semblait sans issue. Aucun des deux jeunes gens ne paraissait le moins du monde décidé à abdiquer en faveur de son rival.

— Écoutez, — dit le lieutenant, — si nous nous en remettions au hasard ?

La proposition était loyale en somme, et l’officier l’accepta immédiatement. Mais alors, une nouvelle difficulté se présenta. Tous deux, pour des raisons sentimentales, se faisaient scrupule de jouer leur belle à pile ou face ou de la tirer à la courte-paille. C’est à cet instant critique que le lieutenant Hawthorne fut frappé d’une inspiration.

— Je vais vous dire comment nous déciderons cela, — expliqua-t-il. — Nous avons chacun un billet pour notre loterie du Derby. Si c’est votre